1 - Une Goutte d'Esprit

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Il pleut. Ses cheveux dégoulinent d'eau et ses vêtements lui collent à la peau. Il a décidé d'aller sur le toit de son immeuble pour s'isoler du bordel fait par ses voisins en plein travaux à l'étage du dessus. Il se fout de la pluie, et du possible rhume qu'il chopera. Sa tête ne cesse de tambouriner, et cela lui fait mal. Il n'a qu'une envie : se vider l'esprit comme les nuages se vident de l'eau qu'ils contiennent.

A sa gauche trône une bouteille de bière abandonnée, aveugle face à la tempête qui prend place dans sa tête. Il a songé à prendre une gorgée ; mais il ne sait pas où elle a traîné, et il déteste l'alcool. Il y a des moments où son palais lui permet d'en boire ; mais ils sont bien rares.

Comme d'habitude, il laisse son esprit vagabonder. Il le fait s'envoler dans les nuages noirs, sauter dans les flaques d'eau du toit, se défenestrer depuis l'un des appartements. La pluie le transperce de toutes parts, si bien qu'il finit par ne plus sentir le ruissellement des gouttes sur sa peau. Et, sans raison, elle se met à tomber de ses yeux.

Il ne fait aucun geste pour essuyer ces larmes qui le trempent encore plus qu'il ne l'est déjà. Elles lui brûlent ces yeux si beaux et rares pour certains, si étranges et horribles pour d'autres. Un bleu, un vert. Il ne sait pas d'où ce dernier vient. Mais ce n'est pas comme s'il s'en préoccupait réellement. Son apparence a toujours été le dernier de ses soucis. Il est un peu comme un zombie déguisé en humain.

Quelqu'un s'assoit à côté de lui. Elle sent l'eau de toilette pour femme, ce genre de parfum délicatement fruité qui, dans une autre situation, l'aurait fait se retourner vers son propriétaire. Mais, cette fois, il ne bouge pas. Par flegme, sans doute. Tous deux gardent la tête droite, comme refusant de jeter un œil vers l'autre.

- T'aimes    bien, toi, la pluie ? lui demande-t-elle après quelques    minutes de silence.

Il hésite un instant avant de hausser les épaules, faisant crisser son blouson de cuir. D'habitude, il aime la pluie. Mais là, il ne sait plus trop. Son esprit est trop rempli pour lui permettre d'avoir les idées claires sur ce qu'il aime ou non.

Il l'entend soupirer.

- C'est    parce-que tu ne sais pas que tu pleures ?

Sur le coup, il ne comprend pas ce qu'elle veut dire. Dit-elle qu'il pleure parce-qu'il pleut, ou qu'il pleut parce-qu'il pleure ? Ou que c'est pour une tout autre raison qu'il lui est actuellement impossible de comprendre ? Mais surtout, comment a-t-elle vu qu'il pleurait, sous cette pluie battante ?

Il souffle doucement en passant une main dans ses cheveux blonds, relevant quelques mèches qui lui collent au visage. Du coin de l'oeil, il la voit hésiter à prendre une gorgée de bière, et finalement jeter la bouteille loin d'eux avec un air de dégoût peint sur le visage. L'objet va s'éclater sur le rebord du toit, et quelques morceaux tombent, passant à travers un trou dans le grillage de protection.

- J'sais    pas.

Et c'est vrai. Il ne sait plus rien.

L'espace d'un instant, le silence retombe entre eux.

- J'aime    bien, moi, la pluie.

Il ne lui demande pas pourquoi. Il se contente seulement d'observer les gouttes qui tombent du ciel, certaines se mêlant avec la fumée qui se dégage de l'aération du bâtiment gris. Gris comme les nuages. Parfois, il lui fait penser à une prison, sans les barreaux aux fenêtres et les gardes en uniforme. Et lui s'imagine être un détenu enfermé ici pour une quelconque faute qu'il n'a pas commise.

En cet instant où une énième goutte roule sur sa joue, il se trouve être d'accord avec elle. Il a fini par apprécier cette pluie glaciale qui lui gèle les os. Alors il acquiesce.

- Solo,    l'interpèle-t-elle.

Sans pour autant quitter l'horizon du regard, il tourne légèrement la tête vers elle, lui faisant comprendre qu'il est prêt à l'écouter.

- Embrasse-moi.

Il la regarde du coin de l'oeil. Ambre. Ils se connaissent depuis l'enfance, la famille de la jeune femme ayant emménagé dans l'immeuble quelques années après lui et son père. Il ne sait pas s'il peut se considérer comme son ami. Ils n'ont que peu joué ensemble, finalement, la vie les ayant emportés sur leurs propres chemins rapidement après la petite enfance. Mais cela ne l'a pas empêché de remarquer l'étrange tristesse qui dansait dans les yeux d'Ambre à chaque fois qu'ils se croisaient.

- Pourquoi    ? Demande-t-il finalement.

- Parce-que    la pluie n'arrive pas à rendre les pensées muettes.

Il tourne la tête vers elle. Elle doit être aussi trempée que lui. Son mascara a un peu coulé. Il garde son expression impassible ; elle le regarde tristement, et son visage ruisselle d'eau. Mais une goutte coule de son oeil, et c'est à ce moment là qu'il se souvient de comment faire la différence entre une larme et une goutte de pluie : elles ne brillent pas de la même manière.

Lentement, comme rouillé par l'eau qui lui glace le sang, il se penche pour poser ses lèvres sur le coin des siennes, sans rien penser, comme un baiser fraternel. Il a fini par s'habituer à l'odeur de son parfum. Il s'éloigne, et elle lui dit simplement : "merci".

- Rien    ne peut réellement faire taire les pensées, dit-il. On peut    seulement essayer de vivre avec du mieux possible.

Il regarde de nouveau au loin. Il est désormais impossible de faire la différence entre la brume et les bâtiments qui forment l'horizon. C'est comme si le ciel s'étendait sur la terre.

Elle sourit et lui prend la main, comme pour se raccrocher à une quelconque réalité. Quelle ironie de le voir comme une part du monde réel, lui qui ne fait que rêver dès qu'il le peut ! Mais il ne fait rien pour se dégager. Il laisse une dernière larme rouler sur sa joue, s'envoler avec le vent. Il ferme les yeux, et s'appuie sur le mur qui se trouve derrière lui, ignorant le murmure de ses vêtements gorgés d'eau. Il la sent poser sa tête contre son épaule. Il n'aime pas trop les contacts avec les personnes qu'il ne connaît que peu, mais quelque chose en lui lui dit qu'elle en a besoin. Alors il ne bouge pas.

Et il laisse le souvenir de son sourire rayonner à travers les nuages de son esprit.

Marée NoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant