Végète à rien ?

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Saucisson, rillettes, côtes de porc, tournedos, foie de génisse, filet de sole, moules, poulet rôti, jambon cru... J'ai aimé tout ça follement, comme un bon petit-fils de boucher-charcutier chevalin.


Puis j'ai renoncé à en manger. Je me suis refusé ce plaisir.


Pourquoi ? Parce que j'ai cédé à la "boboïsation" ? À la "mode végane" ?


Non.


J'ai pris conscience de plusieurs choses :


1 - pour qu'un morceau d'animal mort finisse dans mon assiette, il fallait que quelqu'un le tue pour moi, et que ce soit son métier, chaque jour, de tuer des centaines d'animaux, de baigner dans leur sang et d'entendre leurs cris d'angoisse et d'agonie, de découper ensuite leurs cadavres en morceaux jusqu'à ce que les consommateurs ne puissent plus reconnaître l'animal dont le morceau acheté est issu — qu'il fallait que ce soit son métier et qu'il vive avec chaque jour de sa vie ;


2 - pour qu'un animal arrive jusqu'à l'abattoir où il sera mis à mort avec plus ou moins de violence (je pense que ce n'est plus à démontrer, au vu de l'excellent travail d'information que fait l'association L214 Ethique et Animaux), il faut qu'il soit transporté de longues heures dans des camions où il est entassé et stressé, il faut qu'il soit élevé de longs mois dans des conditions plus ou moins horribles, dopé de médicaments pour ne pas mourir et dépérir de tout ce qu'on contrarie dans ses besoins naturels d'espace et de sociabilité ou d'alimentation comme d'exercice — et qu'il fallait pour cela que des agriculteurs se changent en geôliers, presqu'en bourreaux ;


3 - pour qu'un animal puisse grandir jusqu'à l'âge où il sera abattu, il faut qu'il soit nourri et abreuvé, et que ces ressources détournées par l'élevage fassent défaut à une humanité qui connaît la malnutrition et la famine et cause la déforestation — et que remplir mon caddie de viande à ce prix donne à mon steak un goût de cendres et de sang.


Alors, je les connais, les contre-arguments, et ils ne sont que mensonges et demi-vérités :


1 - l'humain est omnivore, donc il a BESOIN de manger de la viande pour être en bonne santé. Non. Il est omnivore, donc il PEUT manger de tout pour survivre, mais c'est un primate. Un descendant de frugivores arboricoles. Nous n'avons pas besoin de protéines animales, mais de nutriments accessibles par une alimentation végétale variée. Pire : notre surconsommation de protéines animales est néfaste pour notre santé, comme le démontrent de plus en plus d'études internationales.


2 - Produire une salade est plus polluant que produire un steak. Non. Produire un steak, ça nécessite de nourrir un bœuf pendant de longs mois chaque jour, et donc de lui donner des plantes cultivées de longs mois également, le tout arrosé d'une eau abondante. Et quel végétarien se nourrit exclusivement de salades ?La vérité est que si l'effort agricole pour nourrir les élevages était reporté sur l'alimentation humaine, il n'y aurait plus de famine. Or, on nourrit les élevages essentiellement avec la monoculture de soja planté au Brésil sur les vestiges de la déforestation amazonienne. Or, les forêts sont l'un des deux poumons de notre planète. Un steak ne remplacera jamais un bol d'air. Voir à ce propos le travail courageux de l'association Greenpeace France.


3 - Il suffit de remplacer la viande par le poisson. Non. Les poissons vivent dans un océan écumé par les chalutiers industriels et encombré de filets. Les fonds marins sont dévastés, l'équilibre écologique menacé d'extinction massive. Or, la mer est le second poumon de notre planète. Un poisson ne remplace pas non plus un bol d'air. Voir à ce propos l'excellent travail de l'association Sea Shepherd France.


4 - La viande, c'est notre culture gastronomique, notre identité. Non, c'est un modèle de consommation issu du modèle de société bâti après la seconde guerre mondiale. Un modèle fondé sur la surconsommation, l'abondance artificielle, puisqu'aux dépens d'une misère galopante à travers le monde. Jusqu'aux années 1950, les êtres humains mangent presque exclusivement végétarien. Ils sont "flexitariens" par nécessité budgétaire, la viande étant coûteuse et réservée aux occasions festives. D'ailleurs, c'est toujours ainsi qu'on vit dans la plupart des pays du monde, à qui la mondialisation n'a pas apporté les bienfaits qu'on croit généralisés. Pourquoi cette revanche de la viande sur le végétal ? Sans doute une forme de revanche sociohistorique sur les aristocrates qui se sont arrogé tant de siècles la viande et le gibier comme signes extérieurs de richesse à travers leurs privilèges de seigneurs.


Alors, oui, je suis végétarien. Mais pas par sensiblerie, ni par conformisme, ni par anticonformisme, d'ailleurs. Je ne suis pas l'ennemi des paysans ou des bouchers. Mais je pense qu'on a fait de mauvais choix de société et que les conséquences de ces choix sont trop graves. Et je sais qu'on doit et peut changer de comportements. Alors c'est ce que j'ai commencé à faire, comme des millions de personnes à travers le monde. Parce que ce que je mange fait partie des choix de société que je peux faire. Parce que ce que j'achète est l'un de mes superpouvoirs de consommateur. Mais, surtout, c'est un devoir citoyen envers moi-même et envers les autres : faire ce que je peux pour que le monde soit meilleur et plus juste.


Alors, franchement, est-ce que la viande me manque ? Je mentirais en disant que non. Est-ce que je regrette de ne plus en manger ? Absolument pas. Parce que, quand je me regarde dans la glace, je sais que j'ai fait là un des actes les plus signifiants de ma vie. Je pourrais faire davantage ? On peut toujours faire plus. Mais peut-on seulement faire moins alors qu'on a comme jamais la connaissance et les moyens nécessaires pour éviter le pire ?Je devine déjà tous les arguments de mauvaise foi qu'on va m'opposer sur la qualité discutable des produits de substitution à la viande, sur les hypocrisies de certaines catégories de bio, sur les mensonges de l'étiquetage des produits locaux... Je m'attends déjà à tout un tas de commentaires sur l'emploi qu'il faut protéger, sur ce qu'on va bien pouvoir faire de ces milliards d'animaux, si on ne les mange pas. Et alors ? Parce qu'il faut faire davantage, il ne faudrait rien faire du tout ? On est face à un choix : ne rien changer et tout perdre, ou bien tout changer et construire un autre monde. Avons nous tant à perdre à essayer ?

Journal d'un militant.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant