Prologue

246 15 39
                                    


La Terre, 12 000 ans auparavant, Ethérie Zone 9

Kami avait choisi de mourir aujourd'hui. Petite silhouette enfantine, dressée sur une roche calcaire mangée par l'érosion, elle s'offrait un dernier regard sur le paysage tant aimé.

Le ciel était boursoufflé d'une colère contenue. Des volutes mauves naissaient langoureusement au sol et tourbillonnaient leur folle envie de liberté dans l'air perturbé de l'Ethérie. Un horizon vallonné couvert de bosquets et de petites zones rocheuses libérait ses rus, ruisseaux et fleuves aux reflets cristallins. L'océan moutonné noircissait en profondeur.

Les Maîtres s'étaient réunis quelques axes plus tôt. Tout était clair, il n'y avait plus rien à faire ici. Les nébuleuses avaient perdu leur éclat, plusieurs zones étaient déjà vides de vie. Le Souffle avait balayé chaque être et absorbé toute énergie, malgré l'héroïsme des Ostendes soudés dans l'épreuve.

La zone 9 n'abritait plus que quelques Maîtres, ainsi que Ganz, l'agenceur de l'Ethérie, qui voulait être le dernier à quitter les lieux, comme le ferait le capitaine d'un navire en plein naufrage.

Kami s'était cachée, elle n'avait pas suivi la vague de réfugiés conduits par Gemma, sa sœur. Ils regagnaient tous le plan terrestre, abandonnant leurs espoirs d'une vie différente, d'une évolution humaine extraordinaire.

Le Souffle était apparu, il y a de nombreux cycles, peu de temps après la crise des Umbilics. Ceux-là, Kami les haïssait plus que tout. Ces monstres avaient tout gâché avec leur soif de pouvoir, leur besoin de dominer et d'imposer leur volonté. Ils avaient commencé par refuser de passer l'Oritis et bloqué leur transformation. Le plan terrestre subissait douloureusement leur ambition et l'Ethérie agonisait.

« Il est trop tard, avait dit Ganz la veille au soir, on évacue tous, demain. On ne contrôle plus rien, tout va disparaître d'un jour à l'autre. Je vous ai déjà fait prendre assez de risques. On réapprendra à vivre sur le plan terrestre et peut-être qu'un jour... »

Sa voix était tellement triste, jamais Kami n'avait entendu son frère utiliser ce timbre-là. Lui qui était si solide, le pilier de leur famille réduite maintenant à trois enfants orphelins à cause de la cupidité de quelques Umbilics.

Il lui avait caressé tendrement la tête, s'attardant sur la douceur de ses longs cheveux sombres. Kami avait pleuré silencieusement contre son torse.

Gemma, elle, avait ravalé ses sanglots et acquiescé docilement. C'était l'aînée, mais elle suivait toutes les directives de Ganz. Le jeune homme était si brillant, si ouvert aux énergies. Certains pensaient même qu'il abritait une Clairvoyance. Il était sage, il fallait l'écouter.

Mais Kami ne pouvait se résoudre à quitter cet univers. Elle avait passé la nuit à refouler ses souvenirs. Au matin, la fillette était déterminée. Elle partagerait le sort de l'Ethérie et rejoindrait ses parents engloutis par le gouffre monstrueux né en même temps que les bourrasques destructrices.

Du haut de son promontoire improvisé, elle voyait le Souffle courir vers elle. Les couleurs fuyaient devant lui. Rien ne résistait à l'emprise goulue de l'air. Kami sentait que son sang s'affolait, que ses organes subissaient une folle pression. La peur et le doute la gagnaient, mais il était trop tard. Ses pieds glissaient doucement sur la roche granuleuse, le cœur du Souffle l'avait perçu et ses tentacules l'emprisonnaient.

— Kami ! hurla Ganz avec l'intonation du désespoir. Kami, non ! Mais que fais-tu ?

Elle réussit à tourner la tête vers son frère malgré les efforts de son bourreau pour la maintenir dans l'axe de la mort. Elle lui sourit tristement et s'envola comme un fétu de paille malmené dans la tempête. Son petit corps fila à une vitesse affolante, tourbillonna comme une feuille morte et disparut dans la noirceur du gouffre avec les derniers débris ramenés par le Souffle.

Ganz s'affaissa sur lui-même, détruit, incapable d'accepter la disparition de Kami. Les poings serrés, il martela le sol, déchirant la chair de ses jointures. Un cri s'échappa de son ventre, monta dans sa gorge et fit trembler son crâne. Son Ingéni, fine pierre de lune immaculée incrustée dans sa nuque, tonna son désespoir.

Une main se posa sur son épaule, deux bras vigoureux l'empoignèrent et l'extirpèrent in extrémis de la folie meurtrière du souffle.

Ganz, hagard, vit le vide prendre possession de l'Ethérie. Comme un automate, il franchit l'ouverture derrière son sauveur et scella l'accès au monde subtile priant pour que l'humanité puisse un jour faire renaître l'Ethérie et qu'aucune petite fille innocente n'ait à faire le choix du sacrifice.


Thys, la Cité de Yonagoni ( Tome 3) [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant