Cela faisait longtemps qu'Oriane n'avait pas pensé à cela. Combien de temps duraient ces fièvres d'écriture, déjà ? La petite fille, n'osant la déranger, s'endormait toujours trop tôt pour le savoir. Alors combien d'heures, combien d'insomnies avait connues cette femme pour les beaux yeux de ses étranges Muses ?

Et qu'écrivait-elle, au fait ? Un flot de haine déversé sous forme de phrases ? Des délires d'encre et d'alcool ? Ou une histoire ? La dernière idée n'a pas manqué d'interpeller Oriane. Quel genre d'histoire aurait pu écrire ce genre de femme ? La question demeurera probablement sans réponse : sa fille n'avait jamais osé ne serait-ce que toucher à l'un de ces manuscrits jusque-là anecdotiques, soudain devenus les clés d'une porte à jamais condamnée.

Si Dorothée Pessadya était encore de ce monde, Oriane aurait aimé lui poser ces questions. Essayer de comprendre réellement cette femme, au lieu de la craindre.

Du bout des doigts, bercée par ces songes, Oriane a effleuré le titre du livre entre ses mains, et elle a pensé un long moment encore à cette écrivaine dont elle avait oublié l'existence, trop hantée par le monstre pour se soucier de l'humaine derrière. Elle y a pensé plus qu'elle ne l'avait jamais fait ces derniers temps, sans pardonner ni trembler cette fois.

Puis elle s'est mise à lire.

Elle s'est mise à lire, et peu à peu elle a appris à aimer la mécanique des mots de la même manière qu'elle a appris à danser. Elle a commencé à caresser les pages comme elle caressait autrefois la peau tatouée d'Ikare ; mais à présent, la douceur fictive de ces ailes immaculées s'est envolée, laissant place à l'agréable contact du papier.

C'est la première fois qu'elle lit un roman de son plein gré, d'aussi loin qu'elle s'en rappelle. Elle qui craignait de voir son crâne s'encombrer de trop de pensées en accueillant celles de personnages en plus des siennes, réalise à présent combien ces idées extérieures lui apparaissent comme des bouées de sauvetage.

Un lecteur vit mille vies avant de mourir. L'homme qui ne lit pas n'en vit qu'une, lui a dit Rahim d'un air malicieux, citant apparemment un célèbre auteur américain.

Et cette nouvelle vie qu'elle commence chaque fois qu'elle ouvre ce livre, c'est une vie bien agréable, dans un pays un peu farfelu où les mobylettes peuvent voler et les sorciers existent réellement.

Non, ce n'est pas grand-chose, cette histoire, juste un roman comme en lisent tous les enfants. Toutefois il suffit aux yeux d'Oriane pour devenir son navire de lumière, un grand et tranquille paquebot où elle n'a plus rien à faire, sinon apprécier la croisière. Elle ne subit plus l'océan, elle navigue en son sein. Il n'y a plus Laffiera, ses cadavres démembrés, ses habitants étranges, et sa cruauté silencieuse sans nom ; il n'y a plus que de la magie, des Élus, des prophéties, et deux camps clairement définis. Dans ce voyage-là, il y a des gentils et des méchants. C'est si simple sur le papier.

Et la douceur d'une telle promenade fait presque comprendre à Oriane, par moments, ce que ressentaient le fantôme et sa mère en se penchant sur ces innombrables caractères imprimés.

Une chanson fredonnée du bout des lèvres tire alors la nouvelle lectrice de son rêve éveillé. Puis cette mélodie sans paroles laisse place à la voix joyeuse de Gloria :

— Bonsoir señora Souaignot, je viens pour les médicaments !

Elle s'interrompt le temps de fredonner encore un peu et de ramener le chariot métallique dans la chambre, avant de s'intéresser à l'occupation de sa patiente :

— Tiens tiens, toujours plongée dans Harry Potter ?

Oriane lui rend son sourire, plus timidement, et acquiesce, la tête soudain hors du livre comme une adolescente surprise en plein petit délit.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now