Chapitre 6

42.8K 2.7K 666
                                    

Le plan indique que notre résidence se trouve à trois rues de la mairie.
Pour l'instant, la ville semble déserte. Nous sommes la première génération arrivée et cette idée parvient à me détendre. L'euphorie du début, pourtant, se dissipe peu à peu quand je réalise que bientôt les rues grouilleront d'inconnus et, qui plus est, d'inconnus dont, à en croire la régente, nous devrions nous méfier. Je ne sais à quoi m'attendre, les jours à venir m'effraient.
Les bâtiments de notre résidence sont tout aussi modernes de l'extérieur que le reste de la ville. Cinq immeubles de cinq étages pour accueillir les cent filles de mon dortoir. Le bâtiment 1 se situe juste à l'entrée de la résidence, c'est celui dans lequel 899 et moi-même nous trouvons. Je remercie nos mentores de nous avoir installées ici par ordre, car ma meilleure amie séjourne dans l'appartement à côté du mien : dernier étage, porte 3. Nous arrivons face à nos logements respectifs. Je comprends que nos mouvements sont détectés, car à l'instant où nous avons atteint la fin du couloir, les plaques de métal s'éjectent. 899 ne perd pas de temps, dépose son doigt au centre et je l'imite. Un cliquetis s'échappe et la porte s'entrouvre. Je regarde mon amie, stupéfaite.
— À tout à l'heure, me dit-elle chaleureusement.
Puis elle s'introduit sans hésitation dans son appartement.
Je ne doute pas de me plaire ici. Rien ne pourra me décevoir dans la mesure où pour la première fois de ma vie je possède un endroit à moi, rien qu'à moi. À première vue, le studio n'est pas grand, mais il est extrêmement moderne. Il me paraît comme tout droit sorti du futur comparé au côté rustique de notre orphelinat. Une énorme armoire en ferraille occupe l'entrée dans laquelle un lustre est suspendu. Cet espace est petit, mais dispose de tonnes de rangements, et je remarque que mes affaires y sont déjà installées. Le reste de l'appartement est situé en contrebas et il faut descendre deux marches pour y arriver. Le plafond est plutôt bas et des dizaines de spots lumineux ressortent sur la peinture noire. Encore figée, bouche bée, je contemple le salon qui sert également de chambre à coucher. Je descends une première marche et aperçois avec émerveillement que le mur en face de moi est en fait une baie vitrée recouverte d'un rideau brun opaque. Je descends la deuxième et dernière marche et ouvre une porte à ma gauche qui donne sur une splendide salle de bains d'un blanc immaculé équipée du strict minimum : une douche, des toilettes et un lavabo. Je quitte mes baskets et arpente à présent le salon, pieds nus sur la douce moquette marron. À seulement deux mètres des marches, face à moi, se trouve mon lit, parallèle à la baie vitrée, la tête collée au mur qui me sépare de 899, à ma droite. Il me tarde de m'allonger dans ses draps ocre et de m'y reposer des jours entiers. Au pied du lit, un canapé en cuir couleur chocolat fait face à un énorme écran fixé au mur, et je comprends qu'il s'agit d'une télévision. Je sais que dans le passé la plupart des foyers en étaient équipés, mais je sais également que plus aucune chaîne ne fonctionne aujourd'hui. Peut-être est-ce pour regarder des films ? Je m'assois sur le canapé pour tester son confort même si je sais déjà, à vue d'œil, qu'il ne me décevra pas. À ma gauche, je remarque la cuisine ouverte sur le salon, séparée par une table haute. Je prends à peine le temps de l'observer et regagne le canapé.
Tout ceci me paraît trop beau pour être vrai. J'ai été élevée dans la simplicité et cet appartement est tout sauf conforme à ce à quoi on nous a toujours habituées. Je me surprends à admirer ce lieu, mais je sais au fond de moi que je ne devrais pas. Je devrais me sentir mal à l'aise devant tant de confort et de sophistication, mais ça m'est égal. Cet endroit me plaît.
Je me lève avec difficulté pour atteindre la baie vitrée. Je sens ma tête lourde et douloureuse de fatigue. J'ouvre les rideaux et contemple la ville. La vue est magnifique et donne sur une des rues principales. La hauteur me donne légèrement le vertige, mais une barrière de sécurité est fixée à l'extérieur, au cas où j'ouvrirais les fenêtres, ce que je ne tarde pas à faire. L'air en hauteur est plus frais et le vent plus intense. Je prends plaisir à sentir son souffle balayer mes cheveux en arrière et je ferme les yeux un instant pour savourer le moment. Je sens que je peux partir dans un sommeil profond jusqu'au lendemain.
Des bruits de moteur me tirent de ma somnolence : des dizaines de camions arrivent un à un dans la rue sur laquelle donne mon appartement. Du cinquième étage je ne distingue pas bien ce qui se passe, mais je devine qu'une foule de personnes en descend avec empressement.
— Hey ! Les mecs, on est chez nous ! Qui est prêt à célébrer ça demain soir ? Comptez sur moi pour trouver le meilleur endroit où faire la fête !
Oh ! Un garçon...
Instinctivement, je recule de plusieurs mètres, bute contre mon lit et tombe à la renverse. Mon dos est douloureux tant le choc a été brutal. Après quelques secondes, je me remets sur pieds et m'approche de nouveau, la curiosité prenant le dessus sur mon embarras. J'ai les jambes tremblantes, elles me soutiennent à peine tant je suis sous le choc et cette fois-ci je m'assois au sol, en tailleur, observant discrètement la scène. L'homme qui avait pris la parole continue de crier des choses incompréhensibles et un autre, apparemment plus âgé que lui, lui flanque une violente claque sur le haut du crâne ce qui, à ma grande surprise, lui vaut un rire sincère et bruyant.
À sa place, je me serais sentie humiliée et en colère. Lui continue de rire, ce qui provoque, je crois, un soupir de l'homme plus âgé. Des filles ferment la marche derrière et discutent avec enthousiasme. Leurs tenues sont tout à fait singulières, elles me paraissent bien trop suggestives de là où je suis. Le garçon toujours criard slalome entre les groupes et attrape une fille sur son épaule avant de courir à l'avant, la laissant, sans scrupule, se balancer tête en bas, sous les secousses de sa course. Je l'entends crier, sans savoir si c'est de rire ou de colère.
Comment peut-il la traiter ainsi ?
Je reviens à l'homme plus âgé qui a maintenant pris la tête de la marche et je remarque au même instant que ses yeux sont dirigés avec insistance dans ma direction. La tête penchée à gauche, il regarde vers le haut. Vers mon étage. Vers moi.
Oh !
Un sursaut me traverse tout le corps et je sens mon cœur cogner avec rage au creux de ma poitrine. En une fraction de seconde, je recule et ferme le rideau brusquement. J'espère que ce n'est pas moi qu'il guettait. Cela faisait plusieurs minutes que j'observais la scène et je suis embarrassée à l'idée qu'il ait pu me surprendre longuement à les épier. Peut-être regardait-il les alentours ? Et que nos regards se sont croisés à l'instant où il a balayé l'immeuble du sien ? J'essaye de m'en convaincre.
Je m'assois sur le lit pour reprendre mon souffle.
C'était la deuxième génération. Il n'y a pas de doutes. Je n'ai pas eu le temps de les observer suffisamment mais, à première vue, ils n'ont pas l'air si effrayants. Je crois. Ils sont simplement différents. Là aussi, j'essaye de m'en convaincre. Je me tords les doigts dans tous les sens. Je viens de voir des hommes pour la première fois. Je m'attendais à être désemparée et même si c'est le cas, je suis également curieuse.
Après une longue douche chaude, j'enfile un de mes pyjamas soigneusement rangés dans la penderie de l'entrée. J'ai du mal à m'approprier les lieux et à réaliser qu'ici, c'est chez moi. Je m'installe sous les draps et ressors de mon sac la petite boîte que la régente m'a donnée la veille. J'hésite à l'ouvrir par peur de ce que je peux y trouver. J'inspire à pleins poumons et retiens ma respiration quelques secondes avant d'expirer lentement pour me détendre. J'ouvre le carton et découvre un téléphone. Je reconnais immédiatement l'objet, mais je n'en avais jamais vu en vrai auparavant. Je sais à quoi sert cet appareil, mais comment l'utiliser, c'est une autre histoire. Je l'extrais de son emballage et perçois un mot au fond de la boîte.
« Chère 900, si vous lisez ce mot c'est que vous tenez déjà le contenu du paquet entre vos mains. Ceci est un téléphone portable. Lisez bien la notice, sans quoi vous aurez quelques difficultés à manier l'appareil. J'espère que vous n'avez pas oublié notre marché. Chaque lundi, je vous contacterai pour que vous me fassiez part de vos informations. Il est nécessaire que vous preniez des notes toute la semaine afin de me rendre un rapport des plus détaillés. Je ne veux pas que des enfants comme eux gâchent l'avenir de l'humanité. Je veux connaître leurs faiblesses, leurs vices, ce qu'ils projettent d'apporter à cette ville. Tout ce que vous pouvez savoir sur eux, je veux en être informée. Aujourd'hui, nous sommes samedi et je me doute que vous n'aurez pas grand-chose à me rapporter ce lundi, c'est pourquoi je vous appellerai le suivant. »
Je reste stupéfaite à la lecture des premières lignes du message et je n'ose lire la suite. Moi qui avais pensé que cette mission ne durerait pas plus de quelques jours et qu'une simple analyse aurait suffi à la régente, je comprends qu'elle attend de moi bien plus que je ne l'imaginais. Je ne sais pas comment m'y prendre. Je viens tout juste d'arriver et je devine à ses mots qu'elle ne se contentera pas de quelques détails futiles, mais bien d'un compte rendu précis. Je n'ai qu'une dizaine de jours pour les approcher et je dois disposer d'assez d'informations pour assouvir sa curiosité ou dissiper ses doutes le jour de son premier appel. Je pourrais ne pas le faire, que peut-elle contre moi à des milliers de kilomètres ? Comment peut-elle être sûre que je ne lui mentirai pas ?
Je poursuis ma lecture.
« Si jamais vous renonciez à notre accord, sachez que des personnes vous surveillent et prendront les mesures que je leur ordonnerai de prendre. Ainsi, vous savez tout. Je vous souhaite une bonne installation et vous dis à bientôt, 900. »
Je suis abasourdie par ses derniers mots : des personnes me surveillent. Moi ? 900 ? Mais pourquoi ? Que mijote-t-elle ? Moi qui pensais pouvoir échapper à ses ordres j'ai maintenant ma réponse. Je suis coincée, obligée de m'approcher de gens que je ne veux pas connaître. Je décide d'éteindre les lumières et de m'installer sous mes draps. Il faut que j'arrête de me torturer l'esprit. Je dois le faire. Je vais le faire. Je lui fournirai tout ce qu'elle veut savoir pour en terminer une fois pour toutes et vivre librement. Ce n'est pas si dur, je dois jouer un rôle. En y réfléchissant, cela fait dix-sept ans que je joue un rôle, non ? Que je garde tout au plus profond de moi, mes chagrins, mes peurs, mes opinions. Comme on me l'a toujours demandé. Que représentent quelques semaines de plus à feindre être celle que je ne suis pas ? Je suis déterminée. Déterminée à m'introduire au sein de leur communauté. Déterminée à obtenir leur confiance. Déterminée à en finir.
Sur ces dernières pensées, le poids de la journée m'assomme et je sombre dans un sommeil agité.Le plan indique que notre résidence se trouve à trois rues de la mairie.
Pour l'instant, la ville semble déserte. Nous sommes la première génération arrivée et cette idée parvient à me détendre. L'euphorie du début, pourtant, se dissipe peu à peu quand je réalise que bientôt les rues grouilleront d'inconnus et, qui plus est, d'inconnus dont, à en croire la régente, nous devrions nous méfier. Je ne sais à quoi m'attendre, les jours à venir m'effraient.
Les bâtiments de notre résidence sont tout aussi modernes de l'extérieur que le reste de la ville. Cinq immeubles de cinq étages pour accueillir les cent filles de mon dortoir. Le bâtiment 1 se situe juste à l'entrée de la résidence, c'est celui dans lequel 899 et moi-même nous trouvons. Je remercie nos mentores de nous avoir installées ici par ordre, car ma meilleure amie séjourne dans l'appartement à côté du mien : dernier étage, porte 3. Nous arrivons face à nos logements respectifs. Je comprends que nos mouvements sont détectés, car à l'instant où nous avons atteint la fin du couloir, les plaques de métal s'éjectent. 899 ne perd pas de temps, dépose son doigt au centre et je l'imite. Un cliquetis s'échappe et la porte s'entrouvre. Je regarde mon amie, stupéfaite.
— À tout à l'heure, me dit-elle chaleureusement.
Puis elle s'introduit sans hésitation dans son appartement.
Je ne doute pas de me plaire ici. Rien ne pourra me décevoir dans la mesure où pour la première fois de ma vie je possède un endroit à moi, rien qu'à moi. À première vue, le studio n'est pas grand, mais il est extrêmement moderne. Il me paraît comme tout droit sorti du futur comparé au côté rustique de notre orphelinat. Une énorme armoire en ferraille occupe l'entrée dans laquelle un lustre est suspendu. Cet espace est petit, mais dispose de tonnes de rangements, et je remarque que mes affaires y sont déjà installées. Le reste de l'appartement est situé en contrebas et il faut descendre deux marches pour y arriver. Le plafond est plutôt bas et des dizaines de spots lumineux ressortent sur la peinture noire. Encore figée, bouche bée, je contemple le salon qui sert également de chambre à coucher. Je descends une première marche et aperçois avec émerveillement que le mur en face de moi est en fait une baie vitrée recouverte d'un rideau brun opaque. Je descends la deuxième et dernière marche et ouvre une porte à ma gauche qui donne sur une splendide salle de bains d'un blanc immaculé équipée du strict minimum : une douche, des toilettes et un lavabo. Je quitte mes baskets et arpente à présent le salon, pieds nus sur la douce moquette marron. À seulement deux mètres des marches, face à moi, se trouve mon lit, parallèle à la baie vitrée, la tête collée au mur qui me sépare de 899, à ma droite. Il me tarde de m'allonger dans ses draps ocre et de m'y reposer des jours entiers. Au pied du lit, un canapé en cuir couleur chocolat fait face à un énorme écran fixé au mur, et je comprends qu'il s'agit d'une télévision. Je sais que dans le passé la plupart des foyers en étaient équipés, mais je sais également que plus aucune chaîne ne fonctionne aujourd'hui. Peut-être est-ce pour regarder des films ? Je m'assois sur le canapé pour tester son confort même si je sais déjà, à vue d'œil, qu'il ne me décevra pas. À ma gauche, je remarque la cuisine ouverte sur le salon, séparée par une table haute. Je prends à peine le temps de l'observer et regagne le canapé.
Tout ceci me paraît trop beau pour être vrai. J'ai été élevée dans la simplicité et cet appartement est tout sauf conforme à ce à quoi on nous a toujours habituées. Je me surprends à admirer ce lieu, mais je sais au fond de moi que je ne devrais pas. Je devrais me sentir mal à l'aise devant tant de confort et de sophistication, mais ça m'est égal. Cet endroit me plaît.
Je me lève avec difficulté pour atteindre la baie vitrée. Je sens ma tête lourde et douloureuse de fatigue. J'ouvre les rideaux et contemple la ville. La vue est magnifique et donne sur une des rues principales. La hauteur me donne légèrement le vertige, mais une barrière de sécurité est fixée à l'extérieur, au cas où j'ouvrirais les fenêtres, ce que je ne tarde pas à faire. L'air en hauteur est plus frais et le vent plus intense. Je prends plaisir à sentir son souffle balayer mes cheveux en arrière et je ferme les yeux un instant pour savourer le moment. Je sens que je peux partir dans un sommeil profond jusqu'au lendemain.
Des bruits de moteur me tirent de ma somnolence : des dizaines de camions arrivent un à un dans la rue sur laquelle donne mon appartement. Du cinquième étage je ne distingue pas bien ce qui se passe, mais je devine qu'une foule de personnes en descend avec empressement.
— Hey ! Les mecs, on est chez nous ! Qui est prêt à célébrer ça demain soir ? Comptez sur moi pour trouver le meilleur endroit où faire la fête !
Oh ! Un garçon...
Instinctivement, je recule de plusieurs mètres, bute contre mon lit et tombe à la renverse. Mon dos est douloureux tant le choc a été brutal. Après quelques secondes, je me remets sur pieds et m'approche de nouveau, la curiosité prenant le dessus sur mon embarras. J'ai les jambes tremblantes, elles me soutiennent à peine tant je suis sous le choc et cette fois-ci je m'assois au sol, en tailleur, observant discrètement la scène. L'homme qui avait pris la parole continue de crier des choses incompréhensibles et un autre, apparemment plus âgé que lui, lui flanque une violente claque sur le haut du crâne ce qui, à ma grande surprise, lui vaut un rire sincère et bruyant.
À sa place, je me serais sentie humiliée et en colère. Lui continue de rire, ce qui provoque, je crois, un soupir de l'homme plus âgé. Des filles ferment la marche derrière et discutent avec enthousiasme. Leurs tenues sont tout à fait singulières, elles me paraissent bien trop suggestives de là où je suis. Le garçon toujours criard slalome entre les groupes et attrape une fille sur son épaule avant de courir à l'avant, la laissant, sans scrupule, se balancer tête en bas, sous les secousses de sa course. Je l'entends crier, sans savoir si c'est de rire ou de colère.
Comment peut-il la traiter ainsi ?
Je reviens à l'homme plus âgé qui a maintenant pris la tête de la marche et je remarque au même instant que ses yeux sont dirigés avec insistance dans ma direction. La tête penchée à gauche, il regarde vers le haut. Vers mon étage. Vers moi.
Oh !
Un sursaut me traverse tout le corps et je sens mon cœur cogner avec rage au creux de ma poitrine. En une fraction de seconde, je recule et ferme le rideau brusquement. J'espère que ce n'est pas moi qu'il guettait. Cela faisait plusieurs minutes que j'observais la scène et je suis embarrassée à l'idée qu'il ait pu me surprendre longuement à les épier. Peut-être regardait-il les alentours ? Et que nos regards se sont croisés à l'instant où il a balayé l'immeuble du sien ? J'essaye de m'en convaincre.
Je m'assois sur le lit pour reprendre mon souffle.
C'était la deuxième génération. Il n'y a pas de doutes. Je n'ai pas eu le temps de les observer suffisamment mais, à première vue, ils n'ont pas l'air si effrayants. Je crois. Ils sont simplement différents. Là aussi, j'essaye de m'en convaincre. Je me tords les doigts dans tous les sens. Je viens de voir des hommes pour la première fois. Je m'attendais à être désemparée et même si c'est le cas, je suis également curieuse.
Après une longue douche chaude, j'enfile un de mes pyjamas soigneusement rangés dans la penderie de l'entrée. J'ai du mal à m'approprier les lieux et à réaliser qu'ici, c'est chez moi. Je m'installe sous les draps et ressors de mon sac la petite boîte que la régente m'a donnée la veille. J'hésite à l'ouvrir par peur de ce que je peux y trouver. J'inspire à pleins poumons et retiens ma respiration quelques secondes avant d'expirer lentement pour me détendre. J'ouvre le carton et découvre un téléphone. Je reconnais immédiatement l'objet, mais je n'en avais jamais vu en vrai auparavant. Je sais à quoi sert cet appareil, mais comment l'utiliser, c'est une autre histoire. Je l'extrais de son emballage et perçois un mot au fond de la boîte.
« Chère 900, si vous lisez ce mot c'est que vous tenez déjà le contenu du paquet entre vos mains. Ceci est un téléphone portable. Lisez bien la notice, sans quoi vous aurez quelques difficultés à manier l'appareil. J'espère que vous n'avez pas oublié notre marché. Chaque lundi, je vous contacterai pour que vous me fassiez part de vos informations. Il est nécessaire que vous preniez des notes toute la semaine afin de me rendre un rapport des plus détaillés. Je ne veux pas que des enfants comme eux gâchent l'avenir de l'humanité. Je veux connaître leurs faiblesses, leurs vices, ce qu'ils projettent d'apporter à cette ville. Tout ce que vous pouvez savoir sur eux, je veux en être informée. Aujourd'hui, nous sommes samedi et je me doute que vous n'aurez pas grand-chose à me rapporter ce lundi, c'est pourquoi je vous appellerai le suivant. »
Je reste stupéfaite à la lecture des premières lignes du message et je n'ose lire la suite. Moi qui avais pensé que cette mission ne durerait pas plus de quelques jours et qu'une simple analyse aurait suffi à la régente, je comprends qu'elle attend de moi bien plus que je ne l'imaginais. Je ne sais pas comment m'y prendre. Je viens tout juste d'arriver et je devine à ses mots qu'elle ne se contentera pas de quelques détails futiles, mais bien d'un compte rendu précis. Je n'ai qu'une dizaine de jours pour les approcher et je dois disposer d'assez d'informations pour assouvir sa curiosité ou dissiper ses doutes le jour de son premier appel. Je pourrais ne pas le faire, que peut-elle contre moi à des milliers de kilomètres ? Comment peut-elle être sûre que je ne lui mentirai pas ?
Je poursuis ma lecture.
« Si jamais vous renonciez à notre accord, sachez que des personnes vous surveillent et prendront les mesures que je leur ordonnerai de prendre. Ainsi, vous savez tout. Je vous souhaite une bonne installation et vous dis à bientôt, 900. »
Je suis abasourdie par ses derniers mots : des personnes me surveillent. Moi ? 900 ? Mais pourquoi ? Que mijote-t-elle ? Moi qui pensais pouvoir échapper à ses ordres j'ai maintenant ma réponse. Je suis coincée, obligée de m'approcher de gens que je ne veux pas connaître. Je décide d'éteindre les lumières et de m'installer sous mes draps. Il faut que j'arrête de me torturer l'esprit. Je dois le faire. Je vais le faire. Je lui fournirai tout ce qu'elle veut savoir pour en terminer une fois pour toutes et vivre librement. Ce n'est pas si dur, je dois jouer un rôle. En y réfléchissant, cela fait dix-sept ans que je joue un rôle, non ? Que je garde tout au plus profond de moi, mes chagrins, mes peurs, mes opinions. Comme on me l'a toujours demandé. Que représentent quelques semaines de plus à feindre être celle que je ne suis pas ? Je suis déterminée. Déterminée à m'introduire au sein de leur communauté. Déterminée à obtenir leur confiance. Déterminée à en finir.
Sur ces dernières pensées, le poids de la journée m'assomme et je sombre dans un sommeil agité.

900 : La réinsertion (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant