[14] La Raison.

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JEUDI 18 H 56 / JOUR 69

Je frappe à la porte dont le numéro n'indiffère pas à celui de la veille. Pas de réponse. Il dort, peut-être. J'ouvre sans faire un bruit et entre, fermant discrètement cette porte lourde en bois. Il ne dort pas. Il m'ignore. Il le fait depuis qu'il s'est excusé hier. Il n'a plus dit un mot, pas même pour des sujets futiles. Son mutisme est inquiétant, blessant, vexant. Pour autant, je n'interviens pas. Je ne m'en prends pas à lui. L'idée de le gifler pour le faire revenir près de moi m'a effleuré. Seulement effleuré. Malgré la grande envie de le faire, je me suis gardé de m'en prendre à lui si violemment. Je voudrais le secouer et le réveiller mais je m'en abstiens. Je crois qu'il a besoin de ce lapse de temps. Ce mutisme est peut-être une mauvaise chose, mais il en a besoin et dans un sens, je pense pouvoir comprendre. Il vient de faire une overdose. Il vient de serrer la main de la mort et de lui passer sous le nez dangereusement. La mort n'a pas d'humour, lorsqu'on lui fait faut pas, elle est lourde à porter. Elle est humiliante. Surtout dans quelques situations dont lui et moi sommes aux faits. Je ne peux pas m'empêcher de penser à mes propres cicatrices lorsque je sais qu'il vient de frôler cette mort.

Je me souviens alors des siennes. Celle sur son torse. Celle sur sa cuisse, en travers de l'artère fémorale. Deux overdoses. Quatre fois. Il aurais pu mourir trois fois avant que je ne le connaisse. Il aurait pu mourir, il y a deux jours. C'est à la fois difficile à imaginer et facile à comprendre. C'est un poids lourd qui me pèse soudainement sur les épaules, alors que j'en prends réellement conscience. Et que dire ? Même si je devais le sortir de son mutisme, que devrais-je lui dire ? Qu'est-ce que je veux entendre ? Il ne sait certainement pas lui-même ce qu'il pourrait dire. A ce stade, parler de la pluie qui tombe depuis deux jours devient si futile que cela pourrait en être blessant. Comme s'il ne s'était rien passé. Toutefois, ni lui, ni moi, n'avons les tripes de parler de la raison de sa présence dans cette chambre d'hôpital.

J'avance face à lui, face au lit, sans m'approcher de trop près. Comme s'il n'était qu'un inconnu. Il ne me regarde pas. Il observe la pluie qui tombe. Des cordes épaisses se cognent contre la fenêtre dans laquelle son visage reflète. Seule cette pluie semble pouvoir posséder de l'intérêt pour lui. J'aimerais qu'il l'oublie un instant, quelques minutes, je n'en demande pas tellement plus. Juste un moment pour qu'il puisse me voir. Un petit moment pour qu'il puisse m'observer à mon tour. Par simple jalousie. Pas simple envie. A cause du dur manque qui ne se défait pas de Hanahaki. Un peu d'intérêt pour moi, pour me montrer que je vaux mieux que son mutisme, son ignorance. Or, Sunflower ne semble pas se désintéresser de ces cordes qui me laminent le mental.

J'avance sans un bruit, me disant qu'il dort encore. C'est plus supportable que de faire face à la réalité. Je m'assieds sur le bord du lit, comme je l'ai fait hier lorsque la Binocle est partie. Je m'allonge sur son torse et le regarde. Juste ça. Rien de plus. Je ne pouvais tout simplement pas me résoudre à rester chez moi pour réviser. Il fallait que je le vois. Que je le surveille moi-même. Il fallait que je sois là. Simplement là. Pas besoin de son esprit vacillant du côté de la pluie. Tant que nous sommes là. Je ferme les yeux et réfléchis encore à tout ceci. Son absentéisme, son overdose, la drogue, son mutisme. N'était-il déjà pas assez compliqué ? Il semblerait que le destin m'ait foutu sur la route d'une personne qui me prouve que partout dans le monde, même en dehors de la Ville Souterraine, les malheurs frappent sans aucunes distinctions.

Comment le faire sortir de son mutisme ? J'ai l'indomptable et obscur sentiment que si je ne l'aide pas, il restera muet. Il m'ignorera. Il mettra fin à ce qui n'a pas encore véritablement commencé. Il vient de se forger un bouclier impénétrable si rapidement que je ne le reconnais pas. La binocle m'a dit ce qu'il s'est passé. Il n'a pas été en cours parce qu'il en était simplement incapable à cause de sa consommation. Lorsque la Binocle a appris qu'il n'est pas venu de la journée et qu'il n'a pas été aux cours du soir, elle a compris qu'il s'était sans doute piqué dès le matin. Elle m'a confié que c'était rare qu'il s'inflige cela le matin. D'ordinaire, il ne le fait que de temps en temps, une à deux fois par semaine, le soir et surtout le week-end. Sunflower est assez idiot pour se droguer, mais pas assez con pour ne pas réfléchir à sa consommation. Elle m'a parlé d'une sorte de planning qu'il s'oblige à respecter pour ne pas aller trop loin, même si, à mon avis, il va déjà trop loin. Je n'étais pas convaincu qu'il puisse aussi bien contrôler son addiction qu'elle puisse l'affirmer. La preuve du contraire est sous mes yeux. Et la Binocle me l'a même confirmé en me parlant d'une première overdose.

SUNFLOWEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant