Chapitre 18

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Xavier

Avant

Le sourire de Colombe ne perdure malheureusement pas. Ses lèvres retombent pour former à nouveau une moue ennuyée à l'instant où nous passons le seuil de la porte d'un café à proximité de mon lycée. Elle lisse une mèche bouclée entre ses doigts et garde les yeux résolument fixés droit devant elle. Le bistro est pratiquement vide, seules quatre tables sont occupées, deux par un groupe de garçons qui doivent approximativement avoir mon âge. Colombe ignore avec soin leurs œillades et fait la sourde oreille quand l'un d'entre eux lui propose de me fausser compagnie pour s'amuser avec eux.

Nous passons devant le groupe comme s'il n'existait pas et, après avoir passé commande — un café pour moi et un chocolat chaud pour elle —, nous nous dirigeons vers le fond de la salle.

— Je t'offre dix minutes de mon temps, m'annonce d'une voix monotone Colombe en s'installant sur son tabouret.

J'arque un sourcil.

— Dix minutes ? Je ne m'attendais pas à autant de ta part ! D'où te vient cet élan de générosité ?

En réalité, même si mon ton suinte l'ironie, je suis assez surpris. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle accepte mon invitation, et encore moins qu'elle m'offre autant de son temps. Derrière cette indifférence mêlée à une froideur qui m'arrache des frissons, Colombe semble être un véritable casse-tête, si complexe qu'il en devient impossible à résoudre. Je me rappelle très bien son comportement de la dernière fois, son refus de répondre à nos questions, même les plus banales. Elle est un livre où toutes les pages sont liées avec de la super glue. Impossible à ouvrir.

— N'y vois pas de la générosité de ma part, Xavier, soupire-t-elle en pointant du menton son breuvage. Ce chocolat chaud est juste beaucoup trop brûlant pour être consommé maintenant.

— Si je comprends bien, le temps que tu me consacres est calculé à partir de la température d'un foutu chocolat chaud ?

Un fugace sourire vient étirer ses lèvres, qui s'affaissent la seconde suivante. À nouveau, elle aplatit une boucle. Sa tignasse forme une sorte de couronne autour de son visage, le mettant ainsi en valeur ainsi que ses deux prunelles à la saisissante couleur du mercure.

Colombe est belle, et elle le sait.

Ne voulant perdre aucune minute, je porte mon café à mes lèvres et, entre deux gorgées, la mitraille de questions :

— Pourquoi tu n'es pas au lycée ?

Elle ne répond pas.

— As-tu seulement l'âge d'aller au lycée ?

Elle garde à nouveau le silence, mais arque un sourcil, me demandant clairement si je suis sérieux.

— Est-ce que tu as un petit ami ?

Elle retrousse le nez de dégout. Sa réponse muette me réconforte un peu.

— Qu'est-ce que tu faisais à ce bar, The Circle of Ghosts ?

Aucun mot ne traverse ses lèvres, qui se pincent pour former une fine ligne sévère.

— De quel cancer souffre ta mère ?

Cette question, je la chuchote presque, elle n'est qu'un murmure à peine audible, mais Colombe m'a très bien entendu. Un éclat douloureux s'allume dans le fond de ses yeux et elle hausse des épaules en s'amusant avec son gobelet. Elle lève une main pour attraper un stylo oublié sur la table voisine.

— Cancer du sein. Stade trois.

Elle l'annonce d'un ton détaché, mais je perçois une certaine douleur dans sa voix, me faisant comprendre que c'est plus grave qu'elle ne le laisse paraître.

— Les médecins ne sont plus très encourageants, enchaîne-t-elle en prenant une gorgée de sa boisson. Ils disent qu'elle n'en a plus pour longtemps, mais ni ma mère ni moi ne voulons baisser les bras. On continue les traitements... Au moins, comme ça, si elle meurt, je pourrais me dire que je me suis battue pour elle. Avec elle. (Elle secoue la tête.) Je ne sais même pas pourquoi je te raconte tout ça...

— Et ton père ? demandé-je, décidant de profiter de l'ouverture qu'elle vient de m'offrir.

Ses lèvres se retroussent en un rictus amer.

— Je n'ai pas de père. Ma deuxième mère s'est cassée de la maison quand j'avais sept ans. Une vraie pétasse, si tu veux mon avis.

Je dévisage Colombe, les yeux ronds. Je crois que c'est la première fois qu'elle parle autant, que ses lèvres se délient suffisamment pour lui permettre de mettre des mots sur ses pensées. Elle doit se rendre compte qu'elle s'est trop confiée, car son visage se referme d'un coup et elle dépose son gobelet avec fracas sur la table.

— Les dix minutes se sont écoulées, m'annonce-t-elle en se levant et en tapotant son poignet nu.

— Je ne me suis même pas encore excusé ! m'exclamé-je en la retenant par le coude en voyant qu'elle s'apprête à s'en aller.

Colombe observe mes doigts enroulés autour de son coude et tire son bras pour s'échapper à ma poigne. Elle enfonce les mains dans ses poches après avoir coincé une mèche derrière son oreille.

Son regard plonge dans le mien. Intense, il me vole un battement de cœur et je me surprends à retenir mon souffle.

Eleanor, Eleanor, Eleanor.

Comment réagirait-elle en me voyant ainsi retenir ma respiration face à Colombe ? de la dévorer des yeux et de me dire qu'elle est la plus belle femme que je n'ai jamais eu la chance de rencontrer ?

Je n'aime pas la façon dont réagit mon corps à sa présence.

Je n'aime pas la manière dont mon cœur bat étrangement quand elle me regarde ainsi.

Je n'aime pas son air froid qui me donne si chaud.

— Tu m'as offert un chocolat chaud, soupire Colombe en reculant d'un pas. On va dire que c'est ton moyen à toi de t'excuser.

Je n'aime pas le désir presque viscéral de la garder auprès de moi qui me gagne.

Avec un dernier regard, Colombe tourne les talons et quitte le café, me laissant planter là, les bras ballants, misérable et pitoyable. Tout me hurle de partir à sa poursuite, mais pour quoi faire ? Lui demander de me donner encore dix minutes de son temps, la supplier de passer le reste de sa journée avec elle ? Hormis me ridiculiser et trahir d'une certaine façon Eleanor, cela ne me servirait à rien.

Je dois laisser Colombe s'en aller, bien que cela soit la dernière chose que je souhaite. En soupirant, je me rassois, les épaules basses, le cœur étrangement lourd. J'ai l'impression d'avoir perdu une personne chère à mes yeux et d'être enfin de faire mon deuil.

Reprends-toi, mec. Tu ne la connais même pas, tu ne devrais pas être aussi atteint par son départ.

Je secoue la tête et m'empare des deux gobelets pour les jeter à la poubelle. En prenant celui de Colombe encore plein, j'ai un temps d'arrêt. Pendant quelques secondes, mon cerveau refuse de fonctionner ou de réaliser ce qui se trouve sous mes yeux. Un numéro de téléphone écrit à l'arrache sur le dos du gobelet. Une écriture maladroite, mais quand même très belle. Féminine.

Celle de Colombe.

Je secoue la tête, sur le cul, et, la surprise passée, j'éclate de rire.

Elle m'a laissé son numéro de téléphone. Je me dépêche de le photographier et, sourire aux lèvres, quitte à mon tour le café.

En fin de compte, peut-être n'est-elle pas un livre impossible à ouvrir. Colombe, fais attention, car je suis déterminé à élucider le mystère que tu représentes. 

Sacrifices Where stories live. Discover now