Chapitre 15

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Eden

On dit que toute vérité n'est pas bonne à admettre, que, parfois, certaines réalités doivent rester cachées, dissimulées derrière quelques sourires factices que l'on distribue à droite et à gauche, à toute personne assez stupide pour gober notre flopée de mensonges. J'ai honte de l'admettre, mais j'ai longtemps pensé ainsi. Je me suis persuadée que, oui, mieux vaut ne pas tout savoir, laisser une part d'ombre sur une poignée d'événements. La connaissance tue. L'ignorance est le remède à tous les maux. Pourtant, plusieurs mois plus tard, je me rends compte que ce n'était qu'un ramassis de conneries. Parce qu'il n'y a rien de plus douloureux que le silence.

Ce mal est incomparable. C'est comme si on vous écorchait la poitrine pour vous arracher le cœur et le réduire en charpie. Garder un secret aussi énorme que le mien, c'est traîner avec soi une bombe qui, chaque minute de chaque jour, menace d'exploser. À un moment, ça devient trop. On atteint nos limites. Notre cerveau nous hurle qu'il abandonne, qu'il ne veut plus continuer sur cette lancée, qu'il est temps de faire marche arrière et d'admettre la vérité, aussi difficile cela soit-elle. Pour moi, ce jour est finalement arrivé.

Contre mon gré.

Céleste me fixe. Son regard est noir, intense, reflète sa perplexité et, surtout, sa déception. Elle me dévisage ainsi depuis que nous avons quitté le centre commercial, laissant derrière nous un Xavier perplexe. Assise en tailleur sur mon canapé, je me ronge l'ongle du pouce, le cœur battant à tout rompre. J'ai peur. Horriblement peur. Je voudrais revenir cinq heures en arrière, quand nous étions dans la cuisine. Refuser sa proposition d'aller faire du shopping. Ou... non. Je voudrais revenir un an en arrière, assommer l'ancienne moi pour prendre sa place et déballer toute la vérité sans omettre le moindre détail. Au moins, comme ça, je n'aurais pas à vivre la scène qui est en train de se dérouler. Au moins, comme ça, je ne serais pas en train de trembler comme une feuille en automne.

— Tu comptes rester muette encore combien de temps ? me lance Céleste en croisant les bras sur sa poitrine.

— J'ai juste besoin de me remettre les idées en place, Céleste.

Elle plisse des yeux. On dirait une déesse vengeresse. Ses joues sont rouges, sa bouche pincée et ses cheveux tombent en vague autour de son visage tendu par la concentration. Céleste et moi nous ressemblons beaucoup. Nous avons la même chevelure sombre, les mêmes prunelles d'un noir profond, mais ma peau est légèrement plus bronzée que la sienne, similaire à celle de ma mère. Ma petite sœur a davantage les traits américains de notre père.

— Et moi, j'ai besoin d'avoir une réponse à ma question. (Elle pose les mains sur ses genoux.) Comment Xavier connaît Océane ?

J'ouvre la bouche, mais rien ne veut sortir. Dans ma gorge, les mots se bloquent, les phrases se dissolvent. Je cligne des yeux et l'angoisse, la même que tout à l'heure, pénètre mon corps comme le plus vil des poisons. Je dois lui dire la vérité, mais je ne peux pas. Hormis la détruire encore plus qu'elle ne l'est déjà, cela ne servirait strictement à rien.

Sauf te libérer d'un poids.

J'envoie valser cette voix malicieuse. Je préfère souffrir à la place de Céleste. La douleur, je peux la gérer, pas elle.

— Je..., commencé-je avant de me taire.

Céleste arque un sourcil, en attente que j'élabore ma réponse.

Je respire un bon coup.

Quand il faut y aller, il faut y aller.

— Je connais Océane depuis la nuit de l'accident. J'étais là lorsqu'elle et toi aviez été amenées en urgence à l'hôpital. J'ai passé plusieurs jours à ton chevet, tu t'en souviens ? Océane était dans la chambre voisine à la tienne et quand je venais te rendre visite, je passais toujours devant sa porte qui était à chaque fois entrebâillée. Si tu l'avais vue, Céleste ! Elle était détruite. Contrairement à toi, personne ne venait lui tenir compagnie ou prendre de ses nouvelles. Elle était toute seule, isolée du reste du monde, à supplier les médecins de la laisser sortir afin qu'elle puisse voir son père. Elle n'était peut-être pas aussi blessée que toi, mais elle avait eu quelques fractures et une commotion cérébrale. (Je remue la mâchoire et déglutis laborieusement. Me remémorer tout ça me fait l'effet d'un poids qu'on me jette à la poitrine.) Un jour... cette vision m'est devenue insupportable et j'ai essayé de lui parler, mais les infirmières ne voulaient pas me laisser entrer. Je n'étais pas de la famille, tu vois, je n'avais aucun droit d'être là. Alors je me suis contentée de te poser quelques questions sur cette fille, j'ai réussi à avoir son prénom et son nom de famille. J'ai volé ton téléphone que tu avais oublié à la maison avant l'accident. J'ai cherché son numéro dans tes contacts, mais je ne l'ai pas trouvé. J'ai demandé à certaines de tes amies si elles l'avaient et, lorsqu'elles me l'ont envoyé, je l'ai gardé sans jamais trouver le courage de la contacter.

Sacrifices Where stories live. Discover now