Mon plat arrive à la minute même où Antoine, Eliott et Lucy finissent de manger. Je me dépêche de l'engloutir en ignorant les protestations de mon estomac, qui se demande visiblement comment il va pouvoir digérer une aussi grosse quantité de nourriture en si peu de temps.
Il n'est pas à plaindre, non plus ! Il y a pire que du fish and chips, comme... je ne sais pas, moi... du cassoulet pas bien préparé ?
— Eliott m'a dit que vous étiez l'une de ses lectrices, remarque Lucy en se penchant dans ma direction.
— Oui, euh... j'aime bien ses livres.
« Aimer bien » est un euphémisme !
Du coin de l'œil, j'aperçois son petit ami esquisser un sourire en passant la main dans ses cheveux.
Bien. Je ne suis donc pas la seule à être embarrassée par cet échange. Autrement dit : il est grand temps de changer de sujet.
— Et vous ? m'enquiers-je à mon tour. Vous écrivez ?
C'est une bonne question, non ? J'aurais pu lui parler de lézards ou de papier toilette, mais mieux vaut rester sur un sujet simple, familier.
— Moi ? Sûrement pas ! J'ai déjà du mal à supporter la colocation avec un écrivain, alors m'infliger ça...
J'attends des éclats de rire, même minimes, mais rien ne vient. Ni son conjoint, ni elle n'expriment la moindre émotion.
À ma droite, Antoine se raidit sur sa chaise, visiblement mal à l'aise.
J'aurais peut-être dû parler de lézards, finalement.
— Vous n'avez jamais été publiée ? poursuit Lucy sans s'émouvoir.
Je manque de m'étouffer avec une patate.
— Ma meilleure amie a envoyé mon manuscrit à des éditeurs à ma place, mais...
— Ils l'ont refusé ? devine-t-elle en posant ses coudes sur la table, intriguée.
— Pas encore. Ça ne fait qu'une semaine, il est encore trop tôt pour que je reçoive des réponses, marmotté-je en plongeant la tête dans mon assiette. Non ?
Lucy ne relève pas, visiblement pas convaincue.
Je gobe les dernières frites à l'aide de ma fourchette, mais le cœur n'y est pas. Je crois qu'elle vient tout juste de me couper l'appétit...
Elle ne pensait pas à mal, bien sûr, mais j'aurais aimé être rassurée : lorsqu'on se retrouve à table avec deux artistes qui ont déjà plusieurs ouvrages à leur actif, il est difficile de ne pas remettre sa légitimité en question.
Après tout, qui suis-je, pour me proclamer auteure ?
Une jeune femme de 23 ans qui a trop pris la confiance et est incapable d'écrire une ligne de son fichu bouquin, voilà ce que je suis !
Et même si je n'ai aucune idée de la façon dont je vais gérer ce problème, il va falloir que je le règle.
Moi aussi, je veux siéger à la table des auteurs.
Moi aussi, je veux écrire et réécrire le mot « fin ».
Moi aussi, je veux tenir mon livre entre mes mains.
Moi aussi, je veux retrouver mes ouvrages sur les étagères d'une librairie.
Je ne sais pas si je parviendrai à réaliser ces rêves un jour, mais pour ça, je dois écrire. Beaucoup. Passionnément.
Et je l'aurais probablement fait si Eliott n'avait pas insisté pour nous raccompagner jusqu'à l'hôtel, Antoine et moi.
Nous sommes presque arrivés lorsqu'il m'interpelle, ses lunettes de soleil fétiches à la main :
— Emy ? Je peux vous parler un moment ?
— Bien sûr, acquiescé-je en échangeant un regard surpris avec Antoine. Qu'y a-t-il ?
Il attend que mon binôme se soit éclipsé pour s'exprimer, les yeux rivés sur un lampadaire posté à deux mètres de là :
— Ce qu'a dit Lucy, au restaurant... J'espère que ça ne vous a pas blessée, s'inquiète-t-il.
Je lâche un soupir de soulagement. Pour une raison inconnue, j'ai eu peur qu'il juge mon comportement déplacé et m'en tienne rigueur.
— Non, pas du tout !
— Tant mieux, souffle-t-il en relevant la tête.
Ce qui serait encore « mieux », c'est que je lui dise la vérité – ce qui, techniquement, n'est pas tout à fait le cas.
— Le Wattpad Sharing ne pose pas de problème à Lucy ?
— C'est-à-dire ? s'enquiert-il en haussant un sourcil.
— Accueillir deux auteurs pendant un an, ça risque d'être long, pour elle comme pour vous, d'ailleurs.
— Un peu de changement nous fera du bien... élude-t-il en se retranchant derrière un air faussement désinvolte.
— Ah... euh... d'accord... balbutié-je en me rapprochant du porche de l'hôtel.
— Et vous ? Vous vous voyez passer un an à Londres en ma compagnie, aux côtés d'un autre Wattpadien ?
— Pour ça, il faudrait que je sois sélectionnée !
Il s'arrête net tandis que nous arrivons à l'accueil, et me fixe d'un regard indéchiffrable. Ses iris mordorés se reflètent dans le lustre accroché au plafond, tandis que mes yeux dévient vers la moquette bleu nuit qui court jusqu'à la salle des épreuves.
L'espace d'une seconde, j'ai l'impression d'être de retour au centre culturel du Leclerc de Crozon, mais la sollicitude d'Eliott suffit à rompre cette vision :
— Pourquoi ne le seriez-vous pas ?
— Honnêtement, je suis déjà surprise d'être là. Tout le monde suit des dizaines, des centaines de personnes. Pourquoi les juges ont-ils décidé d'honorer mon histoire ? Pourquoi m'ont-ils choisie ? Je veux dire... pourquoi moi ?
Les critères des Wattys sont pour le moins obscurs, et Wattpad a toujours refusé de les éclairer.
— Vous ne posez pas la bonne question, s'agace Eliott, comme si la réponse s'imposait d'elle-même.
— Vraiment ?
— Oui, insiste-t-il en faisant un pas en arrière.
— Quelle est-elle, dans ce cas ?
— Vous avez les bons mots. Il suffit de les remettre dans le bon ordre.
Ses lèvres se fendent d'un sourire tandis que je m'efforce de recomposer sa phrase, sans succès. C'est pire qu'un problème de maths !
Au bout de longues secondes de recherches et d'hypothèses avortées, Eliott consent enfin à me donner la solution :
— Pourquoi pas toi ?
Décidément, Eliott Scott a le mérite de poser de très bonnes questions ! S'il y a bien une chose à retenir de ce chapitre (et du slogan des Wattys dans LES AMOURS ÉPONYMES), c'est qu'il faut saisir sa chance ! Si vous souhaitez poster sur Wattpad, inscrire votre histoire aux Wattys, soumettre votre texte à une maison d'édition... allez-y ! Vous n'avez rien à perdre et tout à gagner, pour reprendre une expression chère à Sparkles_OfHope.