Cela devait bien faire une heure que j'étais assise dans l'herbe quand une voix familière interrompit le cours de mes pensées.
— J'ai entendu dire que tu en avais envoyé deux à Phoenix ce mois-ci. Un frère et sa sœur, c'est bien ça ?
La voix était féminine, aigre et mielleuse à la fois. C'était celle de la mère d'Aaron ça ne faisait aucun doute. Même à cette distance, elle me filait des envies de meurtres. Piquée par la curiosité, je me retournai lentement, utilisant l'arbre comme couverture et jetai un œil dans sa direction. Elle était accompagnée de Neven dont le costume bordeaux semblait trop étroit pour ses bras.
— Oui, la gamine a insisté pour suivre son frère et comme il s'agissait d'une nouvelle recrue, je n'aurais aucun mal à la remplacer. Je crois que finalement il n'y en a qu'un seul des deux qui a réussi les tests.
Alice ! C'était forcément d'elle dont ils parlaient. Sauf que d'après l'histoire qu'on nous avait racontée c'était son frère qui s'était jeté à son secours et pas l'inverse. Que pouvait bien être Phoenix ? Un lieu ? Je fus tentée de sortir de ma cachette et de le leur demander, mais avant que cette mauvaise idée n'atteigne mon cerveau, ils avaient tous les deux disparu derrière l'une des fontaines du parc. J'aurais probablement pu les suivre si Bran n'était pas sorti exactement à ce moment-là de l'arène. Dès qu'il me vit, il se mit à faire de grands signes et me rejoignit en quelques foulées. Ses joues écarlates et son air légèrement trop heureux laissait entendre qu'il avait bu plus que moi.
— Tu as réussi ? demanda-t-il de but en blanc en jetant un regard étrange à mes pieds nus.
S'il se demandait comment j'avais bien pu perdre mes chaussures, il ne le montra pas davantage. Ce n'était certainement pas la chose la plus étrange qu'il voyait chez moi. C'était d'ailleurs probablement l'une des raisons qui faisait que son amitié m'était si précieuse.
— De quoi tu parles ?
— Eh bien, tu as récupéré les données du pass de Melchior ?
— Aucune idée, je n'ai pas fait attention, mais je te propose qu'on aille tester ça tout de suite.
Il y avait de forte probabilité que ce soit le cas mais j'avais été légèrement déconcentrée pendant l'opération si bien qu'au fond je n'en étais pas si sûre que ça. Après tout comment aurais-je prêté attention à ce minuscule bracelet alors Aaron monopolisait tous les terminaisons nerveuses de mon corps ?
— J'ai peur de ce qui va suivre, soupira-t-il en m'emboîtant le pas malgré tout.
Il marchait bizarrement ce qui ne fit que confirmer ma théorie sur son taux d'alcoolémie, mais je ne le jugeai pas un instant, je n'avais probablement pas meilleure allure. De toute évidence la soirée avait été arrosée pour nous deux. Une fois devant mon bâtiment, je le forçai à s'adosser au mur et tentai de capter son attention en claquant des doigts.
— Je vais aller vérifier si ça a marché, si tu vois quelqu'un approcher, Aaron, Neven ou n'importe quelle autre personne haut gradée, tu cours me prévenir. Je serais au dernier étage, il n'y a pas beaucoup de portes tu me trouveras facilement. C'est compris ?
— Qu'est-ce qu'il y a au dernier étage ? demanda-t-il en baillant bruyamment.
— Je t'expliquerais plus tard, pour le moment reste éveillé et surveille la porte.
Sans même attendre sa réponse, je me précipitai à l'intérieur. Si mes souvenirs étaient bons, c'était au dernier étage que vivait Aaron et les autres généraux et avec un peu de chance ils seraient encore tous à la soirée. Si je voulais m'introduire dans l'une de ces chambres il allait falloir que je me change, cette robe était trop voyante et il y avait de nombreuses caméras dans les couloirs. Je ne pouvais pas me permettre qu'on me reconnaisse sur l'une d'entre elles. Avec un peu de chance je ne serais pas la seule à être rentrée plus tôt et s'il leur venait à l'idée de regarder les bandes vidéo, je ne serais probablement pas la seule suspecte.
Je fis donc un petit crochet par ma chambre, me débarrassai de ma robe qui était dans un état pitoyable. Elle avait été déchirée par endroits probablement par les mains trop audacieuses d'Aaron et je vis même qu'une partie plus légère que les autres avait brûlé au contact de ma peau. Ce qui me rappela de manière cuisante à quel point j'avais perdu le contrôle.
Je remplaçai la robe par un simple jogging noir et le sweat qui allait avec. Après m'être assurée qu'aucune caméra ne regardait dans ma direction, je me faufilai dehors et rabattis ma capuche. Deux minutes plus tard, essoufflée par ma course dans les escaliers, je fis face à l'une des six portes des généraux, celle d'Aaron se trouvait à l'extrémité du couloir. Deux initiales étaient gravées dans le métal : NS. Priant que pour que mon bref rapprochement avec Aaron ait servi à quelque chose, je passai mon bracelet devant le capteur. Instantanément, la lumière passa du rouge au vert et la porte coulissa en silence.
Bingo !
Pendant un instant j'avais douté qu'Aaron puisse avoir accès aux chambres des autres généraux, mais visiblement que ce soit dû à son rang ou à sa place au sein de la famille Melchior. Toutes les portes s'ouvraient pour lui et ça arrangeait bien mes affaires.
Lorsque j'avais perdu la trace de Neven dans le parc, l'idée de m'introduire chez lui m'avait vaguement traversé l'esprit, mais ce n'est qu'en entendant Bran me parler du pass que l'idée avait véritablement germé dans mon esprit. L'occasion était trop belle. Il avait parlé d'Alice, j'en étais certaine et il fallait absolument que je découvre pourquoi. La simple mention de mon amie avait suffi à balayer les élémentaires et Aaron ne mes pensées. Dans l'immédiat, j'avais besoin de savoir si ce que j'avais cru entendre la concernait bel et bien. Car à entendre Neven, Alice ne serait pas morte et une part de moi se devait de se raccrocher à ce mince espoir.
La chambre de Neven était à des années lumières de celle d'Aaron. Là où l'ordre régnait chez l'un, un désordre monstrueux occupait les appartements de son confrère. C'était pourtant là, la seule différence notable. Tous les meubles étaient identiques et se trouvaient exactement aux mêmes endroits. A ceci près qu'ici, bon nombre d'entre eux étaient noyés sous une couche de vêtements, de feuilles et d'autres babioles inintéressantes. Mes pieds se dirigèrent directement vers le bureau qui trônait dans l'un des angles de la pièce, juste en face de l'un des murs vitrés qui donnait une vue plongeante sur la forêt.
J'ignorais qu'on pouvait être à ce point bordélique. Bien que le bureau du docteur Ross n'était pas en reste à ce niveau-là. Celui de Neven se démarquait par le manque d'intérêt évident qu'il avait pour la paperasse. Ses dossiers étaient pour la plupart ouverts et partiellement mélangés. Certaines feuilles froissées trônaient au-dessus de piles gigantesques.
Je parcourus rapidement tous les documents qui s'entassaient là, à la recherche des deux seuls mots qui m'intéressaient : Alice et Phoenix. Il y avait probablement tout un tas d'autres informations intéressantes dans les petits papiers de l'un des hauts gradés de l'armée, mais pour le moment je n'en avais absolument rien à faire.
Des gouttes de sueur coulaient le long de mes tempes. L'idée que Bran se soit endormi à l'entrée du bâtiment et que Neven fasse irruption derrière moi me mettait les nerfs en pelote et j'avais du mal à garder le contrôle sur l'énergie qui bouillait dans mon corps. Mes gestes étaient de plus en plus brusques et imprécis si bien que j'envoyai un dossier entier sur le sol. Jurant, je m'accroupis pour le ramasser et vis enfin ce que je cherchais. Un morceau de papier dépassait de la poubelle et le seul mot que je pouvais y lire était : Phoenix.
Abandonnant le dossier sur le sol, je m'empressai d'attraper le papier en question et de le déplier. Il était en partie recouvert d'une large tache marron que je supposais être du café, mais on y voyait encore clairement écrit :
Le sujet mâle 1457 n'a pas achevé le protocole phoenix, mais la femelle 1458 s'est révélé être à la hauteur et a été envoyée en Zone AKA pour sa formation. Nous vous remercions pour votre participation au projet Phoenix et attendons avec impatience vos prochains éléments.
Cordialement, MW
J'aurais voulu hurler de joie. Alice était vivante ! C'était elle le sujet 1458 ça ne faisait aucun doute ! Au lieu de quoi, je me contentai de remettre le papier à sa place, les mains tremblantes.
— Aloys !
La voix de Bran résonna dans le couloir, tandis que ses pieds martelaient le sol au rythme de sa course. Il était temps de partir. Je remis le dossier à sa place, réarrangeai rapidement le bureau et fis volte-face au moment au Bran entra dans la pièce. Il semblait avoir totalement repris ses esprits et me dévisageait le visage livide.
— La chambre de Neven ? Sérieusement Aloys, tu veux nous faire tuer... couina-t-il, les yeux rivés sur la plaque métallique de la porte.
— Combien de temps on a ? demandai-je en sortant de la pièce au pas de course.
— Je ne sais pas, je n'ai pas vu Neven. C'est Aaron qui te cherche, il est parti vers ta chambre, mais il va peut-être finir par remonter en voyant que tu n'y es pas.
J'aurais dû m'en douter. Je l'avais planté lors de la soirée, il devait être furieux. Ce qui était surprenant en revanche c'était qu'il ne m'ait pas retrouvée directement. Sa capacité à capter mon énergie aurait dû lui permettre de savoir exactement où j'étais. Ou bien il le savait et m'attendait patiemment pour me passer un savon ? Non ce n'était pas son genre. La patience n'était pas plus son truc que le mien.
— Bien merci Bran, tu peux y aller on parlera de tout ça demain.
— Quoi ? Sérieux, c'est tout ce que tu vas me dire ?
— Le pass à fonctionner, je n'ai pas le temps d'entrer dans les détails maintenant.
Il soupira et accepta tant bien que mal avant de s'éloigner d'un pas traînant. Il avait beau s'inquiéter pour moi, la fatigue avait eu raison de lui et l'idée de rejoindre son lit avait dû lui paraître plus agréable qu'une confrontation avec Aaron. Sur ce point je l'enviai presque. Bien que notre dernière conversation c'était soldée par quelque de plutôt agréable, j'avais dans l'idée que celle-ci n'allait pas suivre son exemple.
Je soupirai en constatant que Bran n'avait pas pris la peine de se dissimuler à la vue des caméras, mais me rassura bien vite en réalisant qu'il y avait peu de chance que Neven remarque que j'avais touché à ses dossiers vu l'état général de la pièce. Avec un peu de chance, personne ne se penchera sur les vidéos de surveillance.
Il ne me restait donc qu'une chose à faire ... retourner dans ma chambre pour affronter la colère de mon supérieur. Car une chose était sûre, il allait être en colère, pour une raison ou pour une autre. Je le connaissais suffisamment pour savoir que le fait de l'avoir planté au bal l'avait probablement mis hors de lui. Il ne m'avait pas donné explicitement l'ordre de l'attendre c'est vrai, mais pour lui, ça en était sûrement un.