Elles marchèrent pendant une dizaine de minutes sur la longue avenue qui descendait vers la ville basse. Khana regardait tout autour d'elle, comme si elle pouvait comprendre d'un coup d'œil tous les secrets de la ville, interrompue par les nombreuses questions de Lynlee.
– Quand êtes vous arrivée sur... Ashirel ? Bien que l'idée d'une étrangère lui semblât complètement impossible.
La jeune humaine semblait compter les jours, évaluant avec peine le temps passé depuis sa supposée arrivée.
– Cela doit faire presque deux mois.
– Et qu'est ce qui vous a amenée jusqu'ici ? Parmi toutes les villes, pourquoi Narranda ?
– Je ne sais pas trop. La curiosité, peut être. Quand je suis arrivée, j'ai rencontré un... lyugan (le mot lui arracha une grimace comme si cette constatation lui coûtait). Cet homme m'a aidée puis m'a chassée de son logis, m'invitant à rejoindre les hommes. Il m'a donné ce qui me serait nécessaire et le nom de sa sœur dans le cas où les choses ne se passeraient pas très bien pour moi...
Tout ce que Khana lui racontait lui semblait incroyable, mais Triss avait effectivement un frère, que la draïgane n'avait jamais rencontré. Un frère dont Triss parlait avec beaucoup d'affection, mais aussi avec beaucoup de peine. Lynlee ne savait pas grand chose de lui. Simplement qu'il était très porté sur l'étude et la méditation. Bref, un être particulièrement ennuyeux.
– Que pensez-vous des ashiriens ?
– Vous vous doutez bien que si je suis ici, c'est qu'ils n'ont pas tous été très tendre avec moi. Mais reconnaissons les choses, je suis toujours vivante. Les gens ici ne sont pas pire qu'ailleurs, et plusieurs m'ont aidée du mieux qu'ils le pouvaient bien que je n'avais de place nulle part dans ces villages que j'ai traversé. Chacun m'invitait à quitter leur ville, à croire que la vie est toujours meilleure chez le voisin.
– Vous pensez que dans les Terres Lointaines, les choses auraient été différentes ? demanda t-elle avec ironie, comme attaquée qu'on parle des ashiriens dans ces termes pas si élogieux.
Khana éclata de rire.
– Très honnêtement, non. Peut être que si, mais je penche plus pour l'autre option. Il me semble avoir rencontré, ici, un peu moins de mauvaises personnes que d'habitants courant à mon secours. Ashirel est un bel endroit.
Lynlee parut satisfaite par cette réponse mais reprit son questionnement.
– Avez vous prévu de revenir chez vous ?
Son regard s'obscurcit.
– Je ne sais pas. J'aimerai rentrer bien sûr mais plus le temps passe, plus l'espoir de revoir ma famille semble s'éloigner. L'Immortel, le lyugan qui m'a accueilli, ne savait rien là-dessus et je doute rencontrer quelqu'un qui m'apportera quelque chose de plus.
Lynlee n'était pas crédule mais se laissait envahir par le désarroi de l'étrangère.
– Ne perdez pas encore espoir. Vous devriez chercher dans les archives de la famille Cyridan. Cette famille a, par le passé, organisé un commerce avec les Terres Lointaines. Tout cela est très vieux et l'accès aux manuscrits n'est pas chose simple, mais peut-être parviendrez-vous un jour à savoir comment ils ont rejoint les Terres Lointaines et comment ils parvenaient à prévoir les cyclones et les raz-de -marée qui encerclent l'Archipel.
Khana gardait le silence et les deux filles continuaient leur route, faisant claquer leurs semelles de bois sur les pavés. Parfois, l'un, mal posé, bougeait avec un bruit et une sensation que Lynlee appréciait. Ces pierres avaient été changées, il y a dix ans pendant la violente émeute. Plusieurs pavés avaient été décollés et lancés vers les soldats royaux. Lynlee avait retracé l'histoire, non que cela l'intéressât spécialement, mais simplement, toute la ville en parlait encore.
La jeune draigane s'arrêta enfin et frappa sur une haute porte de bois verte à l'aide d'un heurtoir en cuivre. Une voix mélodieuse lui répondit et on vint lui ouvrir.
Lynlee découvrit son amie avec bonheur. A peine plus grande que la draïgane qui n'avait pas fini sa croissance, Triss arborait son inséparable sourire malicieux et ses yeux noirs hypnotiques. Elle portait ses cheveux courts qui encadraient son visage fin et triangulaire.
– Que me vaut ce plaisir, Lynlee ? Viens-tu encore me voler mes meilleurs tissus ? Le temps se réchauffe, tout autant que les ardeurs aristocratiques. Je sais très bien que toutes ces désagréables mondanités vont t'obliger à renouveler ta garde-robe.
Mais Triss détourna vite ses yeux pour découvrir Khana avec une certaine méfiance. Elle perdit son sourire comme si ses sens captaient chez la jeune humaine quelque chose de déplaisant.
– Qui est-elle ?
– Une étrangère...
– Je le vois bien, répondit-elle sèchement, mais que vient-elle faire ici ?
– Je suis Khana. C'est votre frère qui m'a parlé de vous.
A la mention de son frère, Triss ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux.
Elle ne resta pourtant pas là, inactive, et invita les deux filles à entrer dans son logis. Lynlee appréciait cet endroit. Une petite cour intérieure abritait un grand cerisier, un espace vert entretenu et un mur rongé par diverses plantes grimpantes séparait l'endroit des voisins. Un peu plus loin, l'appartement de Triss s'élevait. C'était une boutique élégante et lumineuse, colorée de vitraux. Bleu, vert, rouge, orange, jaune. Les rayons pleuvaient dans son salon, déformant les fleurs et les animaux peints sur le verre. Quelques feuilles avaient été emportées dans l'habitacle mais Triss ne s'en préoccupait pas, l'esprit assujetti aux interrogations. Elle fit signe à ses convives de s'asseoir et s'éloigna chercher des boissons. L'atmosphère était tendue et Lynlee voulut présenter rapidement l'étrangère.
– J'ai rencontré Khana dans la rue. Elle dit venir des Terres Lointaines et est spécialement venue à Narranda pour te rencontrer. Pour le moment, elle ne sait pas comment revenir chez elle ni que faire pour survivre en attendant.
La voix de la lyugan revenait d'un peu plus loin. Elle avait disparu dans une petite pièce voisine.
– Je ne suis pas là pour héberger tous les chats errants de la ville, Lynlee. J'ai accepté de t'aider la dernière fois, mais c'est de l'histoire ancienne.
– Seulement, il ne s'agit pas de sa demande mais de celle de l'Immortel, répondit Khana avec audace.
Triss déposait chaque tasse avec agilité et élégance, quand vint le tour de Khana, elle se fit plus brutale, mais prit la parole avec autorité.
– Je gère un commerce. Puisque tu viens au nom de mon frère, je te garderais quelques jours à la seule condition que tu te montres utile. Sinon, je ferais la même chose que lui, sauf que je t'expulserai sans recommandation.
La jeune humaine tint tête à la lyugane comme si elle relevait un défi. Lynlee trouvait amusant le tableau qu'elles formaient toutes les deux, comme deux opposés qui s'affrontent. L'une avait une longue tignasse brune ébouriffée, l'autre de courts cheveux blancs, soigneusement coiffés. Les yeux impassibles et sombres de Triss faisaient face à la tempête intérieure de Khana. L'humaine prit la parole.
– Je saurai faire fructifier les affaires, il y a des savoirs de mon monde que j'ai emportés avec moi, et je saurai vous apporter la fortune, ajouta t-elle, les yeux brillants d'une lueur dont Lynlee ne sut dire si elle était positive ou annonciatrice du malheur.
La jeune fille fit basculer le sac de son dos et détacha les lanières qui le tenait fermé. Elle fouilla un instant et sorti avec fierté un ouvrage à la couverture de cuir. Lynlee s'empara de l'objet avec intérêt. D'elle et de Triss, elle était celle qui connaissait le mieux les ouvrages. Elle ouvrit le livre avec curiosité, le feuilleta, sans qu'elle ne puisse comprendre le moindre mot. Elle n'avait jamais vu cette langue. Elle se tourna donc vers Khana.
– Qu'est-ce donc ?
– Ça, c'est le savoir de quelques hommes de mon monde. Un savoir qui plusieurs siècles plus tôt a bouleversé en peu de temps notre quotidien. Tout ceci est écrit dans ma langue natale et je serai capable de transmettre à moindre niveau certains savoirs, à un certain prix, aux savants d'Ashirel.
Lynlee manqua de s'étouffer. Ce projet ne lui plaisait pas du tout. Elle était la fille d'un savant. Elle connaissait la valeur du savoir et les conséquences majeures qu'une découverte pouvait avoir pour un monde. Les sciences étaient ici extrêmement dangereuses. Tous savaient que la pollution engendrée créait le ralentissement de l'île puis, à priori sa disparition sous les eaux. Le savoir était donc contrôlé par la nation. Rien de ce qui concernait les techniques avancées et la technologie ne sortait des murs des laboratoires. Tout était régulé avec rigueur depuis toujours, même lorsque les objets du trafic avec les Terres Lointaines transitaient dans les villes phares d'Ashirel.
Si ce projet offusquait Lynlee, Triss, elle, parut plus encline à écouter Khana.
Elle l'invita à continuer, d'un geste vague de la main. A mesure que la fille évoquait ce que ce livre pouvait lui permettre de mettre en place, la lyugan s'enfonçait dans ses pensées, de plus en plus envahie par ces nouvelles perspectives commerciales.
– J'admets que ta hardiesse me plaît, même si, dans le cas où nous emprunterions ce chemin, je veux avoir ta promesse que tu suivras mes directives. Ce monde n'est pas le tien et il nécessite plus de précautions que.. le tien.
– Bien sûr, il va de soi que vous me logez, alors que je vous écouterai, répondit-elle aussitôt, excitée par les événements qui s'annonçaient.
Lynlee voyait cette alliance étrange se constituer sans qu'elle ne sache comment intervenir. Elle avait un très mauvais pressentiment, mais savait qu'elle ne trouverait pas de soutien si elle parlait des dangers. Triss savait tout cela, et sa peur à elle venait très probablement de ce que lui avait toujours raconté son père. Lynlee ne comprenait pas pourquoi la lyugane qui s'était montré si froide envers Khana s'en était rapproché aussi vite, à la seule mention du soleil que l'humaine promettait d'apporter sur ses ventes. Elle interrompit la conversation qui s'étoffait terriblement de détails, de plus en plus concrets.
– Khana, où as tu trouvé ce livre ?
La fille se figea instantanément comme si on la rappelait à l'ordre. Ses joues rosirent mais n'altérèrent rien à son regard de défi.
– Je l'ai emprunté à L'Immortel.
Elle l'avait volé. Lynlee en était sûre. Elle risqua un regard vers Triss qui l'avait compris, elle aussi.
Un silence pesant s'installait entre elles trois.
L'humaine referma bruyamment le livre qu'elle rangea soigneusement dans son sac.
La draïgane sirotait son jus de zuri, sans que l'acidité ne la fasse réagir.
La lyugane regardait ses deux convives, les sens aux aguets, réfléchissant à la meilleure des options.
Ce fut elle qui rompit la tension.
– Très bien Khana. Tu peux rester ici. A une condition. Promets-tu de suivre toutes mes directives et de ne transmettre le savoir de ton monde qu'à moi seule, que ce soit sous n'importe quelle forme ?
– Je le promets.
Lynlee et Triss eurent le même sourire tandis que Khana blêmissait, réalisant que cette promesse venait de s'ancrer définitivement dans son corps. Elle sentait que l'obscurité avait trouvé sa voie dans ses veines, dans son cœur et dans son âme et que le jour où elle romprait ce serment, elle serait tourmentée de la plus terrible des façons. Quelqu'un lui avait un jour décrit avec une précision terrifiante la sensation d'être maudit par un lyugan. Peu de gens passait outre ce genre de contrat bien qu'il était notoire que Narranda comptait une réprouvée très importante.
Triss l'avait piégée et Lynlee s'en sentait soulagée.
La jeune draïgane avait confiance dans le jugement de son amie, et par ce pacte, elle avait la main sur le danger que représentait Khana.