« Égide. »
Terre, 2143
« Chers webspectateurices de WWIN, nous interrompons de nouveau nos programmes pour des informations de dernière minutes.
Le Bureau International de Surveillance vient d'édicter un état d'urgence sanitaire sur l'ensemble du continent sud-américain. En fonction de l'évolution de la situation, cela pourrait s'étendre. Celleux d'entre vous qui se trouvent là-bas doivent disposer de meilleures informations. Pour l'heure, voici ce que l'on peut dire : un couvre-feu entre en vigueur entre 22h et 5h. Les forces de police sont tenues d'obéir aux directives des unités du BIS, particulièrement les cellules chargées des risques biologiques. Tous les vols internationaux sont annulés et les vols nationaux sont soumis à régulation. »
Jusque-là, ce n'était pas une très grande perte. Prendre l'avion, une caisse de métal volante bourrée d'essence végétale, n'était plus très courant depuis les années 2050.
« Les transports maritimes de personnes ne peuvent se faire que sur dérogation, et elle ne sera accordée dans un premier temps qu'aux équipages des navires marchands. Les lignes de trains internationales sont temporairement coupées et les lignes nationales sont soumises à des régulations supplémentaires. La population est invitée à limiter ses déplacements au maximum et à ne sortir de chez elle qu'en cas de nécessité. Si possible, faire des provisions est recommandé. Les écoles et les établissements d'enseignement resteront fermés jusqu'à nouvel ordre, à l'instar des services publics qui ne sont pas vitaux. Il est conseillé aux entreprises qui peuvent se le permettre d'annuler leur activité. Enfin, les personnes sont invitées à surveiller tout particulièrement les enfants et les personnes âgées, à porter un masque de protection agréé, à utiliser à toutes les occasions un gel alcoolique désinfectant. En fonction des villes, les transports en commun peuvent être perturbés, si les municipalités souhaitent inciter les personnes à ne pas sortir de chez elles et à ne pas emprunter le bus ou le métro.
Enfin, le plus important, en cas de doute, ou de symptômes tels que ceux décrits dans la liste publiée par le BIS, contactez au plus vite une autorité médicale, policière, militaire ou un des numéros d'appel du Bureau. »
Ce n'était pas une nouveauté. Le XXIe siècle avait connu de nombreuses alertes, plusieurs sérieuses. L'OMS et le BIS avaient toujours fini par démêler la situation, contenant virus, bactéries et parasites avant l'introduction miraculeuse d'un « chevalier blanc » de Biodynamics, un microbe ou un anticorps construit sur mesure pour défaire l'agresseur.
Toutefois, Navactis, peu ou prou la seule entreprise à disposer des connaissances et des capacités pour prendre ce rôle, était littéralement désertée par ses employés. Pour d'aucuns, la déroute de son cours en bourse signait la fin de l'ère des biotech.
Kzran leva le nez vers le chef de la section des risques biologiques de la CVU, un okrane chauve qui avait lui-même subi une maladie génétique rare.
« C'est un virus, annonça-t-il. Il se transmet par l'air et par contact, ce que nous ne pouvions que prévoir. En revanche, ses mécanismes de mutation sont ingénieux.
— Vous pensez que vous arriverez à mettre sur pied un vaccin ? dit Kzran. Un anticorps ? Ou un moyen de le combattre, quel qu'il soit ?
— C'est toujours possible. La question est : combien de temps. Le premier foyer, ici sur Mars, a été contenu. La Cellule cherche actuellement plusieurs okranes soupçonnés d'avoir participé à la diffusion du virus. D'après les informations du BIS, le foyer terrestre a été contenu lui aussi, mais il ne s'agit sans doute qu'un test. Un moyen de vérifier nos défenses avant la grande attaque.
— Est-ce que vingt jours seront suffisants ?
— Je crains que non. D'ici là, le seul moyen de se protéger contre ce fléau sera la panoplie classique : état d'urgence, désinfectant, quarantaine.
Je sais pourquoi vous me demandez vingt jours. Non, nous n'aurons vraisemblablement pas fini avant que les léviathan soient ici. Et oui, c'était certainement prévu par Mahler. Si nous sommes bombardés de l'espace, nous n'aurons aucun moyen de nous défendre contre le virus Alcyon. Nous ne pourrons pas faire les deux en même temps. »
***
Mars, 2143
Plus que dix jours.
Pour les alephs participant aux projets de défense des deux planètes, le temps s'était accéléré. Jamais ols n'avaient tant eu besoin de précipiter le rythme de leur conscience, d'étirer à l'infini la mécanique des secondes. Le plan de C avançait comme une mécanique bien huilée, prête à réagir à chacune de leurs tentatives. Mais une idée, une simple idée pouvait se ficher dans ces engrenages fourbes et mettre à bas ce projet.
Au bout de cet immense hangar martien, situé en-dehors des bulles magnétiques, 899 observait le mouvement de va-et-vient des alephs démontés, remontés ces derniers jours en chaîne d'assemblage, qui construisaient les drones de défense de l'Union.
Ces appareils pouvaient mettre en échec les Léviathan, repousser le bombardement des planètes, mais ils n'auraient pas la puissance de feu nécessaire pour tous les abattre. 899 avait soumis un autre projet, beaucoup plus vaste, qui coûterait beaucoup plus à l'Union et pour lequel toute sa capacité industrielle serait requise.
Égide.
La mise en orbite à elle seule allait leur coûter beaucoup d'énergie. Pour aller plus vite, ols avaient démonté une centaine de leurs propres léviathan, utilisant de la matière déjà disponible dans l'espace, leur propre matière, pour assembler des drones et tester le premier élément d'Égide.
Des soldats de l'Union en scaphandre pressurisé, tenue souple et légère, casque opaque, gardaient le hangar d'assemblage. 899 ol-même était surveillé. Ol comprenait leur méfiance.
Résolus à participer à la bataille, les alephs avaient ouvert leur réseau à l'Union et au BIS. C'était comme rendre l'intégralité de ses pensées publiques. Malgré cela, rien n'assurait qu'ols ne maquillaient par leurs données. À cause de la possibilité de traîtres, la vérification des systèmes assemblés était devenue systématique, quitte à consommer le double de ce précieux temps.
C avait réussi à rendre les machines paranoïaques, une sensation que 899 n'avait jamais connue, de l'époque bénie où le réseau aleph était une source de vérité incontestée.
Ol se retourna, envisageant de rentrer à Atome, la ville la plus proche, puisque le conseil avait demandé à lui parler en personne. La communication par le réseau ne suffisait pas. Ce devait être un sujet important. Sans doute Égide. C ne devait rien savoir de ce projet.
899 poursuivait encore deux conversations à distance avec d'autres alephs. L'un était un léviathan supervisant des montages en cours en orbite martienne, l'autre un des octopodes démontés maintenant enchaînés en contrebas. Ols résolvaient des sous-problèmes d'optimisation pour préparer au mieux les prochaines tâches.
Puis la porte coulissante s'ouvrit et un aleph humanoïde apparut. Ol se tourna vers le premier soldat de l'Union, lui arracha son arme ; l'autre eut le temps de tirer. Un projectile rentra dans son bras droit et déchira une partie de ses muscles synthétiques, ce qui ne l'empêcha pas de projeter le soldat valide par-dessus la barrière de sécurité, dix mètres plus bas.
Ol retourna ensuite l'arme vers son propriétaire initial et fit feu. Le scaphandre résistait aux balles, mais pas à bout portant, et une déchirure rouge apparut au niveau du torse. L'okrane sombra, mais les renforts seraient dès à présent en route, alertés par les moniteurs de signes vitaux du scaphandre.
L'aleph se tourna vers 899. Ol consacrait maintenant toute la bande passante du réseau à la sauvegarde de ses données. Incidemment, ol vit qu'il s'agissait de 756, un aleph humanoïde construit sur Mars. 899 demanda conseil au léviathan en orbite. Ce dernier avait accumulé beaucoup de données, mais ol était incompétent pour juger du combat au corps à corps entre humanoïdes et du danger représenté par une arme à projectiles de l'Union.
En revanche, ol pouvait l'aider à déterminer le premier mouvement de 756.
899 se jeta sur le côté, évitant correctement les balles. Ol lança ses deux pieds en direction des chevilles de 756, qui se rattrapa pourtant, ce que 899 fit de même. Puis 756 tira de nouveau et lui déchira complètement le dos.
Le fluide électrolytique qui protégeait les éléments nerveux les plus fragiles jaillit de sa colonne vertébrale brisée. Ol avait perdu les muscles de ses épaules et le contrôle sur ses jambes. Ol s'effondra face contre terre. La caméra supplémentaire qu'il avait derrière la tête devait prendre le relais, mais un faux contact l'empêcha de fonctionner.
Comme il ne restait plus beaucoup de temps avant que son cerveau nanorobotique ne se mette en veille et ne se fige pour tenter de se sauvegarder, ol transféra ce qu'ol pouvait au réseau aleph.
Puis ol entendit de nouvelles détonations. Une information transita entre ses neurones, selon laquelle une partie de son lobe frontal venait d'être déconnectée. La notification de coupure générale transita à son tour. En quelques instants, ol perdit le contrôle de ses sens et sa conscience s'effaça totalement.
Sa dernière pensée enregistrée fut quelque chose comme : nous ne savons pas mourir.