Cénia, soixante-six jours après la mort du Général Chef
Troisième jour dans cette prison dorée. Le Prince ne parvient visiblement pas à statuer sur son sort, mais au moins lui permet-il maintenant de communiquer avec l'extérieur.
Néanmoins, les nouvelles sont maussades pour la Brocélie : son absence rend la situation de plus en plus tendue à Kystan. L'Amiral a même profité d'une accalmie sur le front sud afin de rejoindre la capitale en urgence, dans l'espoir de calmer les esprits. Quant au front kalendorien, il devient chaque jour plus critique. Le Commandant continue de pourchasser Esmène vers l'ouest, tandis que les Wienskrois menacent d'encercler l'armée rouge depuis le fleuve d'Aahrimbald.
Elle pénètre dans sa chambre, puis tire le loquet pour refermer la porte ouvragée. Les deux gardes bleus restent de l'autre côté, à leur poste, pour continuer d'assurer sa "sécurité". Octale a bien songé à s'échapper, mais peu de possibilités s'offrent à elle. Les fenêtres surplombent le fleuve de plusieurs étages. Elle pourrait plonger, nager jusqu'à une rive, mais que ferait-elle ensuite ? Il était peu probable d'échapper aux navires en patrouille, et encore moins aux gardes bleus dans leur propre capitale.
Pour l'instant, elle n'a donc d'autre choix que se résigner à cette cage dorée. Même en tant que geôlier officieux, le Prince lui fait au moins preuve d'une rare hospitalité. La pièce gigantesque s'orne de moulures dorées et de décorations de toutes sortes. La penderie déborde sous un choix invraisemblable de tenues, toutes plus resplendissantes les unes que les autres. Vers le fond s'étale même une piscine de marbre rose.
Elle marche jusqu'à une fenêtre ouverte, et s'imprègne un instant des senteurs vespérales. L'air est si calme et serein, ici ; difficile de penser qu'au nord Brocéliens et Kalendoriens se livrent une lutte féroce et sans merci. Une lutte qui tourne certes à son désavantage, pour l'instant, mais qui ne l'empêche pas de garder espoir. Rien n'est encore joué, et puis, comment imaginer Zagnar en tant que Général Chef ?
Elle se retourne, pour se diriger vers la piscine. Puisqu'elle ne peut rien faire d'autre, autant oublier ses tracas l'espace d'un instant. Elle effleure d'un doigt l'eau chaude et reposante, commence à défaire sa robe de velours brodée, s'arrête.
Mouvement à la fenêtre, transmis par l'éclat du miroir. Ce peut être rien, ce peut être tout. Elle se retourne. Seule la nuit pénètre la pièce par l'ouverture béante. Ses yeux cherchent une arme, une possibilité de défense ; la pièce en offre peu.
Le cœur battant, elle attend, immobile, prête à réagir. Une corde, qui glisse dans les ténèbres, le canon d'un fusil, annonciateur de la mort qui la guette.
Coups de feu, tirés en silence, qui traversent la pièce. Elle renverse une table, pour se précipiter derrière. Un homme pénètre par la fenêtre. Plutôt petit, entièrement revêtu de gris, le visage masqué. Sa main gauche effectue un mouvement ; la table s'envole pour s'écraser plus loin. Un autre mouvement du bras et Octale se retrouve soulevée de terre, plaquée contre un mur, presque incapable moindre mouvement.
Seul un garde muni d'un A.O.M. serait capable d'un tel exploit. Le Prince l'a donc finalement trahie. Soit il l'a livrée à Kalendor, soit il vient d'envoyer l'un de ses propres assassins.
L'homme pointe à nouveau son arme vers sa tête.
Ses doigts lancent une flasque, shampooing ou parfum quelconque, qui se trouvait sur la table avant qu'elle ne la renverse. Le flacon ouvert s'immobilise à mi-course, les gouttelettes de son contenu restent en suspension dans l'air avant de retomber.
Octale atterrit au sol, attrape une sorte de porte-manteau, s'élance vers son adversaire. Une balle manque de peu de l'atteindre à l'épaule ; elle abat son arme improvisée.
Il s'est déjà décalé, fait siffler une épée luisante hors de son fourreau, et brise en deux la lance improvisée d'Octale.
Elle réagit, garde chaque moitié dans chaque main, fait tournoyer ses bâtons d'ébène en une danse désespérée. L'assassin se baisse, lui en arrache un d'un revers de main, mais perd son fusil à la suite d'un coup de coude. Il riposte aussitôt.
Octale recule. L'épée a déchiré le tissu pour tracer un sillon sanglant depuis son cou jusqu'au ventre. Une blessure superficielle, mais qu'elle n'a pas su anticiper. Elle raffermit sa prise sur le ridicule bout d'ébène qu'il lui reste. L'assassin avance jusqu'à elle d'un pas calme et décidé.
« Qui êtes-vous ? »
Il ne répond pas, et lève à nouveau son arme. Octale l'évite au dernier moment, fait volte-face, abat l'arme improvisée sur sa nuque à découvert.
Qui était à découvert quelques dixièmes de seconde plus tôt.
Il s'est déjà retourné, brise l'ébène d'un coup sec de sa lame, frappe Octale d'un coup de coude, et lui fait perdre l'équilibre.
Elle s'écrase au sol, tente de se relever. L'épée se pose sur sa gorge, s'immobilise, hésite.
L'hésitation est ce qui fait perdre un combat, l'inattention aussi. Parfois quelques secondes suffisent pour renverser une situation.
Octale le repousse d'un coup de pied, et referme ses doigts sur le fusil tombé à terre. Elle appuie sur la détente jusqu'à vider le chargeur.
L'assassin tend le bras, ouvre la main ; les huit balles s'immobilisent à mi-course. D'une main, Octale effleure un interrupteur.
Quand tu ne peux triompher d'un ennemi, oblige-le à se battre dans un élément qui n'est pas le sien.
Noir.
Elle se déplace sans bruit, masquée par le manteau de l'obscurité, les sens aux aguets. La nuit sans lune envahit toute la pièce ; seuls subsistent encore quelques formes, contours et ombres indistinctes.
Chuintement métallique, épée qui fouette l'air.
Elle se décale sans éviter tout à fait la lame, et porte un coup de coude à l'ombre. L'assassin disparaît, se noie dans l'obscurité.
Silence.
Douleur au bras que la lame a effleuré d'une sinistre caresse.
Respiration réduite à un souffle imperceptible, battements de cœur qui semblent être les seuls à percer cette chape de plomb.
Glissement feutré. Ses doigts saisissent un objet contondant, vase sans doute.
Elle se retourne, l'écrase sur son adversaire, sent le souffle de la lame traverser ses cheveux, lui porte un coup au ventre. Il recule.
Elle bondit en arrière, et tire le tapis brodé sur lequel se trouve désormais l'assassin.
Bruit de chute, éclaboussures.
Une armoire encombrée s'effondre avant qu'il ne puisse s'extirper de la piscine. Une pluie d'objets hétéroclites l'assaille, suivie par un coup de poing en pleine figure.
Des doigts froids le saisissent à la gorge pour le maintenir sous l'eau ; il étouffe, se décale, fait chuter Octale avec lui. Dans son mouvement, il lui coupe le souffle d'un coup en pleine poitrine, puis lui glisse entre les doigts. À son tour, il la fait plonger ; l'eau recouvre le visage d'Octale. Elle tente de se débattre, mais un coup de poing manque de l'assommer. Elle étouffe ; la poigne de son adversaire se fait implacable.
Contact métallique. Lame.
Sa main à demi immobilisée saisit l'arme tombée au fond du bassin, la retourne contre son propriétaire.
Il s'écarte, elle porte un nouveau coup. Le juron étouffé lui prouve qu'elle n'a pas tout à fait raté sa cible.
Il se fond dans les ténèbres avant qu'elle ne puisse récidiver. Octale s'extirpe du bassin, haletante. Déjà, l'assassin attrape la corde à la fenêtre.
L'instant d'après, il n'est plus dans la pièce.
Elle reprend son souffle. Si le Prince l'a trahie, il est fort probable qu'elle ne quitte jamais ce palais vivante. À moins comme toujours de le prendre de vitesse.
Elle se saisit de la corde qui ondoie dans la nuit perfide, et commence son ascension le long du mur de pierre.
Plusieurs mètres plus haut, l'assassin jette un regard dans sa direction. Il s'arrête l'espace d'un instant, hésite, puis se jette dans le vide.
Elle croit d'abord qu'il cherche à plonger dans le fleuve pour lui échapper, alors qu'il n'en est rien. Dans sa main, une lueur fugace fait étinceler la lame d'un poignard.
Elle lâche prise, afin d'échapper à la lame mortelle qui la frôle. Elle tombe dans le vide, oppose son épée, enchaîne plusieurs parades et contre-attaques aériennes.
La surface du fleuve se rapproche ; les étages du palais défilent, toujours plus vite. Cet affrontement aérien ne pouvait durer plus de quelques secondes. Pourtant le temps semble comme suspendu alors que les lames s'entrechoquent. De part et d'autre, elles sifflent avec létalité, comme pour offrir le sacrifice d'une vie à la nuit silencieuse.
Puis les deux corps percutent le fleuve en une gerbe d'écume, et s'enfoncent en ses profondeurs troubles.