Voulant m'occuper l'esprit et les mains, en attendant qu'une des salles d'eau se libère, je m'approchai du plan de travail. Vider et ranger les victuailles serait un passe-temps plus constructif que ruminer, pensai-je en sortant un premier paquet de lardons du sac de courses.
— Tu peux m'aider et mettre les produits frais au frigo ?
— Une petite frayeur, un peu de magie et tu te transformes en parfaite femme au foyer ?! J'aurais dû tenter ça plus tôt, plaisanta Worth en commençant à remplir les clayettes.
Ma grimace fut plus éloquente que tous les mots qui aurait pu sortir de ma bouche en réponse à sa bêtise. Néanmoins, et même si c'était pour plaisanter, il avait soulevé un point intéressant.
— Pourquoi la magie, tu as senti quelque chose ?
— Non, tu sais bien que je ne suis pas sensible à ces trucs-là. Mais je suis assez observateur, en revanche et généralement lorsqu'il n'y a pas de son, pas d'image et pas d'odeur... ça sent la magie à plein nez ! ajouta-t-il en attrapant un paquet de pâtes et en ressortant les lardons du frigo.
— Nous sommes dans un hameaux d'humain, pourquoi y aurait-il de la magie dans un endroit pareil ? intervint Jude, les cheveux dégoulinants et vêtu d'un jogging noir passe partout. J'ai partagé avec Thomas, répondit-il au levé de sourcil interrogateur de Gabriel. Je me suis douché pendant qu'il changeait, il ne devrait plus en avoir pour très longtemps, ajouta-t-il à mon intention.
— Tu n'as rien ressenti de particulier ? lui demandai-je en lui lançant l'un des torchons propres, empilés sur le plan de travail. Sèche ses pauvres cheveux avant que ton sweat ne soit tout détrempée.
Il l'attrapa avec un sourire en coin et commença à se frictionner la tête avec énergie.
— L'atmosphère de cette maison n'est pas naturelle, finit-il par dire en étalant le torchon humide sur le dossier d'une chaise. Je ressens un malaise diffus depuis notre arrivée mais je mettais ça sur le compte de cette situation passablement... inhabituelle.
— Ce sont peut-être des sorciers ? s'en mêla Thomas en sortant de la salle de bain et prouvant, une fois n'était pas coutume, qu'une conversation entre métamorphes n'était jamais privée.
Son visage hâve, ses yeux cernés et sa peau rougie par la douche et son changement récent, tout en lui criait qu'il avait besoin de repos et de nourriture et pas nécessairement dans cet ordre.
— Si c'était le cas, pourquoi nous le cacher ? releva justement Jude.
— Tu as raison. Cela a sûrement un lien avec les ennuis dont Johnson nous a parlé, dit Gabriel sur le ton de la réflexion. En attendant, le plus sage serait de reprendre des forces. Des carbos ça vous dit ?
Tous le monde approuva avec empressement la proposition de mon cordon bleu de compagnon et j'en profitai pour leur laisser la cuisine et remonter à l'étage voir si Leah avait terminé ses ablutions. La pensée de ce mot désuet me fit sourire tandis que je ralentissais au passage du coude de l'escalier, cherchant des résidus de la sensation étrange ressentit plus tôt, mais toujours rien. La porte s'ouvrit alors que j'arrivai à sa hauteur, me noyant sous un nuage de buée.
— Tu sais que les fenêtres ça s'ouvre ? râlai-je en pénétrant à l'aveuglette dans la pièce surchauffée.
— Pour une fois que je peux avoir une salle de bain pour moi toute seule, maugréa la jeune métamorphe en sortant dans le couloir. Hmm... ça sent les lardons ! ajouta-t-elle les yeux brillants avant de se ruer vers l'escalier.
Malgré moi un sourire s'épanouit sur mon visage tandis que je la regardais dévaler les marches comme seuls les jeunes en avaient le secret. Malgré le fiasco intégral qu'était devenue notre mission de reconnaissance, au moins une chose positive en était ressortie. Leah ne serait plus une paria au sein de la communauté de Thomas. La jeune métamorphe sans totem. Aussi improbable qu'il soit, elle l'avait trouvé et le changement était déjà visible dans son comportement et son aura. Un peu rassérénée, je me glissai sous la douche, savourant ces quelques minutes de détente.
Lorsque je redescendis, habillée d'un jogging noir identique à celui de Jude, ce dernier remuait quelque chose dans une poêle et un fumet alléchant embaumait la pièce. Thomas et Leah mettaient la table, Felton remplissait une carafe au robinet et Gabriel était aux abonnés absents. Me doutant qu'il était sous la douche et sentant sa présence non loin, je ne m'en inquiétai pas et m'emparai du rouleau de sopalin posé non loin dont je commençai à arracher des feuilles correspondant au nombre de convives. Nous étions en train de nous installer autour de la table lorsque Worth émergea, les cheveux humides et ses vêtements sales dans les bras.
— J'ai repéré une machine à laver dans la petite buanderie à côté du garage, nous dit-il en attrapant au passage le tas de nippes crasseuses attendant au pied de la poubelle.
— Tu pourras faire ça après, vient manger ça va être froid, lui dit Leah, son regard affamée rivé sur la poêle posée au centre de la table.
— Non, le vrai risque c'est qu'il n'y en ait plus le temps que tu reviennes, le prévins Jude mi sérieux, mi moqueur.
— Pas grave, j'en referai, rigola Gabriel en se dirigeant vers la porte intérieure menant au garage.
Je fus la seule à remarquer l'air soucieux qu'il tentait de dissimuler lorsqu'il disparu de l'autre côté de la porte. La prédiction de Jude c'était presque réalisée lorsqu'il vint s'assoir à côté de moi un peu moins de dix minutes plus tard.
— Tu as de la chance que j'ai pensé à te servir, lui glissai-je à l'oreille alors qu'il prenait ses couverts. Mais malheureusement, ça doit être froid.
— Pas grave, me répondit-il avec un sourire en coin tandis qu'il disposait ses mains de chaque côté de l'assiette.
Un éclair rouge traversa ses iris et de la fumée se mit à s'élever paresseusement au-dessus des spaghettis.
— Je t'ai déjà vu faire plein de fois mais... c'est quand même super classe ! commenta Leah, les yeux brillants mais les paupières un peu lourdes maintenant qu'elle était rassasiée.
— ça l'est beaucoup plus depuis que je ne mets plus le feu à la nappe ! plaisanta Gabriel en jetant un coup d'œil à Felton qui le contemplait, bouche-bée.
Une fois de plus, j'avais presque totalement oublié sa présence et pire encore, le fait que c'était un humain. D'ordinaire nous étions plus prudents en leur présence, voir même très prudents mais là, cela faisait plusieurs fois que nous parlions ou agissions devant lui sans réfléchir et ce n'était pas normal. La sensation pressante qu'un danger rodait, me traversa de nouveaux pour disparaitre presque aussitôt. Gabriel ressentit mon malaise et attrapant ma main, m'interrogea du regard.
— Vous... vous êtes quoi ? demanda Felton, les yeux toujours braqués sur Worth.
— Quelqu'un à encore faim ? demanda ce dernier au lieu de répondre à la question du jeune militaire. Il doit y avoir moyen de faire des cookies, ça tente quelqu'un ?
Devant l'approbation unanime et enthousiaste, il se leva en me tendant la main.
— Tu viens m'aider ?
Comprenant qu'il essayait de nous isoler pour pouvoir discuter, je n'hésitai pas une seconde même si presque tout le monde dans la pièce savait que j'étais une calamité cosmique en matière d'art culinaire. Thomas et Jude débarrassèrent la table avec l'aide de Leah et Felton qu'ils envoyèrent ensuite dans le coin salon avant de commencer à faire la vaisselle, à portée d'oreilles. Eux aussi avait dû remarquer que quelque chose clochait.
— Tu l'as encore senti ? me demanda aussitôt Gabriel en sortant un saladier d'un placard.
— Oui, mais l'espace de quelques secondes seulement... c'est vraiment bizarre.
— Il n'y a pas que ça qui soit bizarre, renchérit Jude un torchon à la main. Pourquoi nous percevons Felton comme l'un des nôtres ?
— Tu as remarqué aussi ?! m'exclamai-je, soulagée malgré moi.
— Oui même si cela m'a pris un temps inhabituellement long. Je pense vraiment qu'il y a de la magie à l'œuvre ici.
— Maintenant à savoir si cela vient spécifiquement de cette maison, de l'extérieur ou de Felton lui-même ? questionna Thomas d'une voix sourde tout en lavant les assiettes.
— Si c'était le gamin, nous l'aurions remarqué avant. Non, c'est depuis que nous sommes arrivés ici. C'est comme si... on voulait nous faire oublier sa présence, réfléchis-je à voix haute, consciente d'avoir mis le doigts sur quelques chose.
— Pourquoi as-tu été si long dans la buanderie tout à l'heure ? demanda soudain Thomas quelques minutes plus tard alors que j'aidai Gabriel à disposer la pâte sur la grille du four tapissé de papier sulfurisé.
— Je cherchai de la javel. S'il y a vraiment des sorcières dans le coin, mieux vaut ne pas laisser trainer des choses pouvant leur servir pour nous atteindre, comme des vêtements imprégnés de notre odeur, par exemple. J'ai aussi vérifié les issus. Hormis la porte d'entrée dont nous avons les clefs, toutes les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée sont verouillées. Ce qui me fait dire que la menace doit plutôt se trouver dehors que dedans.