Point de vue de Søren :
C'est le grand jour.
Toute la journée, je me suis trituré les méninges pour trouver la tenue idéale pour le dîner de ce soir. En vain. J'espère que Thea ne m'en tiendra pas rigueur. C'est la première fois que je vais manger au restaurant avec une femme qui me plaît. Pour l'occasion, j'ai réservé une table dans l'hôtel. Ce sera cuisine italienne pour nous sous la surveillance accrue d'une dizaine de membres de la sécurité.
Je jette un œil inquiet à mon reflet dans la glace une dernière fois avant de quitter la salle de bain. Je crains de ne pas parvenir à attirer son attention comme je le voudrais.
La chemise marine enfilée jure avec la couleur de ma peau encore écrevisse. Mon pantalon beige ne rehausse pas vraiment le niveau. Ou peut-être est-ce moi qui suis pessimiste et tatillon. Coiffés avec du gel, mes cheveux me donnent des airs de star du cinéma hollywoodienne. En catimini, je ressors.
Thea m'attend dans le gigantesque salon olive. Elle paraît un peu plus sereine comparée à hier. Sans doute grâce à la nouvelle tombée un peu plus tôt dans la matinée.
La voiture du chauffeur nous ayant kidnappés a été retrouvée avec nos effets personnels. Rien n'a été volé contre toute attente. Après avoir réalisé des analyses d'empreintes, les policiers nous ont rendu nos affaires et nous ont affirmé qu'ils se rapprochaient doucement mais sûrement de nos agresseurs.
Les épais rideaux saumon sont cependant toujours tirés et ne laissent filtrer pour ainsi dire aucun rai de lumière. Vêtue d'une magnifique robe longue dans les tons lavande, elle arrange ses cheveux qui retombent en cascade sur son dos nu et arbore un sourire franc lorsqu'elle m'aperçoit.
— Tu t'es mis sur ton trente-et-un, Søren. remarque-t-elle. Je fais pâle figure à côté. Tu es très beau.
Très flatté et touché par son compliment, je rougis jusqu'aux oreilles.
— Ne te dévalorise pas comme ça. Tu es sublime aussi.
Bien caché sous ses impressionnants coups de soleil, son visage s'illumine sans l'ombre d'un doute. Son ex aura bien réussi son coup. Non seulement, il l'aura brisée en la frappant physiquement, en la manipulant moralement et pour couronner le tout, il lui aura enlevé sa confiance en elle, son estime.
J'espère qu'elle finira par trouver la force de se confier sur son passé à une personne bienveillante et fiable. Extérioriser cette toxicité ne pourra que l'aider à aller de l'avant. J'en suis certain. Elle finira par tourner la page au fil du temps, n'oubliera pas pour autant cette période cauchemardesque.
Galamment, je lui offre alors mon bras et lui propose de descendre. Sans hésitation, elle enroule son poignet fin autour de mon coude replié et m'accompagne à l'extérieur de la suite. Escortés par deux agents, nous traversons l'étroit couloir aussi noir que du charbon en silence et passons par l'escalier désert à cette heure. Dès lors que nous arrivons au rez-de-chaussée, cinq autres prennent le relais et nous mènent dans la salle privatisée. L'ambiance y est feutrée et intimiste. La lumière, tamisée. Des tableaux d'artistes de renom recouvrent les murs grenadine. Nos pieds foulent un lino uni silencieux tandis que mon regard accroche la table dressée pour l'occasion. Une nappe écrue qui s'accorde avec le sol a été disposée et accueille en son centre un vase en argile rempli d'orchidées et de lampourdes de Magellan colorées. C'est superbe.
— Wow, s'émerveille Thea. J'en ai le souffle coupé. J'adore. Tout est parfait.
Un serveur, jusqu'ici en retrait, s'avance et s'occupe du fauteuil en velours destiné à Thea de sorte à faciliter au maximum son assise. Avec grâce, elle plie les genoux et se laisse aller contre le siège. Je l'imite à mon tour, un peu plus raide.
Le jeune homme qui va s'occuper de nous ce soir nous tend la carte et mentionne les suggestions du moment dans un anglais soutenu puis s'éclipse après avoir pris notre commande pour l'apéritif.
L'atmosphère qui règne semble me donner des ailes mais, chaque chose en son temps. Il faut que je choisisse d'abord mon plat. Je parcours l'enfilade de spécialités et finis par jeter mon dévolu sur des pâtes carbonara. Comme toujours. De son côté, Thea part sur des calamars accompagnés de tartines.
Une salade verte assaisonnée viendra compléter le tout ainsi qu'une portion de beurre d'ail. Ce sera sans nul doute savoureux au possible.
Une poignée de minutes plus tard, le serveur revient avec les boissons tandis que j'échange avec ma chargée de communication. Il nous présente le Florería Atlántico en nous décrivant les ingrédients à l'intérieur.
Il se compose d'un cépage blanc argentin (vin Torrontés), de Limoncello, de bière au gingembre, de fruits rouges, citron et glaçons.
J'en salive déjà.
Après lui avoir transmis notre sélection pour la suite, il file donner ses directives en cuisine. Les bodybuilders de la sécurité s'éloignent légèrement de nous. Deux d'entre eux font le guet devant les portes closes de l'espace privatisé. J'apprécie leur comportement délicat, ils nous laissent davantage d'intimité. Pour mon plus grand bonheur.
Ému, je lève ma coupe en cristal en direction de celle de Thea pour trinquer. En miroir, elle m'imite. Nos verres s'entrechoquent en douceur. Ses iris marron rencontrent les miens. Ses paupières fardées d'une teinte or chaude s'accordent à merveille avec son rouge à lèvres discret et sa robe fluide mettant ses formes en valeur. À cette vision, mes joues s'empourprent et mon rythme cardiaque accélère. Je me racle la gorge pour chasser mon malaise puis goûte au cocktail divinement rafraîchissant.
Nos assiettes arrivent sans que j'ai eu le loisir de voir le temps passer. De délicieux effluves s'en échappent et s'envolent avec légèreté, tout tourbillonnants, jusqu'au plafond ivoire. Nous attendons, discutons pendant que nos mets refroidissent un peu et apprenons encore à nous connaître.
Puis, nous attaquons. Nous partageons les calamars et les pâtes carbonara pour tester les différentes saveurs riches et variées proposées par le chef. Il n'y a pas à dire : c'est un régal.
Et je pèse mes mots.
— Tu sais, Thea, je me suis rendu compte d'une chose. La vie ne tient qu'à un fil finalement.
— Je suis d'accord, acquiesce-t-elle. J'ai pris conscience de ça quand on a été enlevés. Tout bascule toujours si vite.
Ma respiration se bloque dans ma trachée et prend l'apparence d'une boule de pétanque. Le plus dur est à venir. Rien que d'y penser, mes mains deviennent moites. Mes jambes tremblent sous la table.
La sensation de brûlure au niveau de mes coups de soleil s'intensifie. Ils me démangent.
— Je voulais te parler d'un truc important. Si ça ne te dérange pas, bien entendu !
— Tu as toute mon attention, Søren.
D'un geste élégant, elle glisse derrière son oreille une mèche rebelle et m'adresse un sourire sincère et chaleureux comme elle sait si bien le faire. Mes doutes, mes craintes s'évaporent. Je me lance.
— Ça va te paraître sans doute assez brusque mais après ce qu'on a vécu, je ne peux plus garder ça pour moi, me cacher éternellement derrière ma réserve et mes traumatismes. Ça doit sortir une fois pour toutes.
— Ne te mets pas la pression. Je t'écoute avec plaisir, ajoute-t-elle. Ne réfléchis pas, laisse les mots sortir comme bon leur semble.
Elle est bienveillante à toute épreuve. Ça y est, j'ai à nouveau peur ! Et si je la perdais pour toujours en lui confiant ce que je ressens à son égard ? Et si je ne l'attirais pas ? Et si elle n'était pas prête ?
D'autant que la déclaration que je m'apprête à faire vient comme un cheveu sur la soupe. Cette lutte mentale va finir par avoir ma peau, me laisser sur les rotules. Non, je dois rester positif et confiant.
Interdiction formelle de tergiverser. Nous nous sommes rapprochés durant notre séjour au poste et il faut l'admettre même si ça ne m'enchante pas, grâce à notre odieux kidnapping.
— Notre amitié a pris un autre tournant pour moi. Cette nuit, j'ai enfin ouvert les yeux sur ce que je ressens réellement. J'ai développé des sentiments amoureux à force de te côtoyer. Je n'aurais jamais imaginé être habité par ce flot d'émotions agréables au possible après ce que j'ai subi. Et pourtant.
— Je te remercie de t'être livré, Søren. Je sais à quel point c'est difficile de se mettre à nu.
— Si ce n'est pas réciproque, je ne me vexerai pas et ne t'en voudrai pas. J'espère juste que notre relation n'en pâtira pas. Me prendre un vent est une chose mais te perdre en est une autre.
— Aucun risque là-dessus. Nos sentiments sont mutuels, Søren. Je les partage aussi. Tu me plais sur tous les plans. Ta personnalité a su me conquérir au fil de nos conversations et tu es très séduisant.
De soulagement, mes épaules jusqu'alors tendues et contractées s'affaissent. Un poids en moins. Et pas des moindres !
— Alors tu accepterais de sortir avec moi et de voir où cela nous mène ? m'enquiers-je, espérant du plus profond de mon âme qu'elle dise oui.
— Bien sûr. Avec joie ! s'empresse-t-elle de répondre, comme si mon offre était à durée limitée.
Au Paradis, je prends sa main dans le creux de la mienne. Le serveur dépose devant nous un fondant au chocolat fait maison et une boule de glace artisanale à la vanille tandis que nous nous couvons du regard, souriants. Thea reprend lorsque lui et les garçons de la sécurité s'éloignent.
— Si tu veux bien, j'aimerais garder notre relation secrète tant qu'on la bâtit à notre rythme.
— Et pas un mot au staff non plus. Ils risqueraient d'être lourds, complété-je.
— Deal ? demande-t-elle, en me tendant son auriculaire.
— Deal ! certifié-je en enroulant le mien autour du sien pour notre promesse du petit doigt.
Je suis officieusement le petit ami de Thea Løvdahl. La roue tourne. Enfin.