25 septembre 2022
Paris
Esmée est rentrée depuis quatre jours et elle ne s'est jamais sentie aussi dépaysée de revenir dans la capitale française. Elle en regrette presque Rouen, surtout la terrasse du jardin où elle a passé la majorité de son temps, aux côtés de la famille de Pierre.
Pourtant elle est tracassée.
Depuis cette fameuse discussion, le sujet ne quitte plus ses pensées et elle ne fait que des suppositions depuis plusieurs jours. Elle soupire une nouvelle fois sous les yeux de ses deux amis assis sur leur canapé.
Céleste soupire à son tour et elle attrape la télécommande pour s'empresser d'éteindre la télévision alors que les deux autres râlent aussitôt :
- Mais qu'est-ce que tu fais !
- Céleste, t'abuses ! s'exclame Benjamin.
La contrebassiste claque sa langue contre son palet et déclare agacée :
- Je t'entends soupirer depuis deux heures et je te jure que j'ai envie de claquer ta tête, Esmée.
La concernée écarquille les yeux, elle ne s'en était visiblement pas rendue compte et elle se pince les lèvres en s'excusant. Benjamin fronce les sourcils face à ce comportement incertain, il la connaît trop bien pour savoir que quelque chose cloche.
- Il s'est passé un truc avec Pierre ? s'empresse-t-il de demander inquiet.
- Non, répond Esmée en secouant la tête surprise par cette question.
Elle est déstabilisée comme si que Benjamin pouvait suggérer qu'elle et Pierre se disputent souvent. Ce n'est arrivé que deux fois. Elle se pince encore plus les lèvres en se demandant s'ils pourraient se disputer dans un avenir proche concernant ce sujet.
C'est fort probable, comme dans tous les couples, l'un d'eux devra faire une concession tôt ou tard et renoncer à son choix. Et Esmée soupire une nouvelle fois, elle réfléchit trop et bredouille :
- C'est juste que... tu te souviens de notre seule source de dispute ? questionne Esmée à Benjamin.
Ce dernier lève les yeux au ciel, comment pourrait-il oublier le plus grand désaccord qu'ils ont pu connaître en sept ans de relation ?
- C'était juste un baptême, lâche-t-il.
- Oui, et bien tu as fini par faire une concession en acceptant le baptême religieux alors que tu voulais un baptême en mairie.
Il hausse les épaules, ça ne change pas grands choses à ses yeux et ce n'est pas forcément quelque chose qu'il regrette maintenant mais Benjamin sait qu'Esmée ne pose pas cette question par hasard.
- Tu crois que ça peut détruire des couples quand quelqu'un ne cède pas lors d'un désaccord ?
- Ça dépend du sujet et céder n'est pas forcément la solution, ça amène beaucoup de regrets.
- Merci, souffle-t-elle simplement.
Et Benjamin lui rend un sourire, il ne pose pas d'autres questions tout comme Céleste. Ils savent que la pianiste leur en parlera en temps voulu s'il y a le moindre problème, ça ne l'inquiète pas plus.
Ils finissent par partir, laissant l'espagnole seule et elle ne pense plus à ce sujet qui la tracasse depuis son retour de la Normandie. Elle finit par décrocher face au pilote qui l'appelle à une heure tardive, elle est un peu surprise. Il devrait déjà dormir.
- J'ai une réunion avec Alpine et RedBull. Au cas où je signe, il faut que je sois bien habillé. Maman me met la pression, râle Pierre. Et je ne suis pas d'accord avec elle sur la tenue.
Esmée retient un sourire en entendant la mère de Pierre hurler à l'arrière du téléphone, le menaçant s'il ne considère pas son avis dans le choix de vêtements qu'il doit embarquer à Singapour.
Esmée sent bien que Pierre est stressé au travers du combiné. Elle est soulagée que Pascale soit à ses côtés à Milan, la veille de leur départ pour Singapour. Pierre a décidé d'arriver une semaine en avance pour le grand-prix afin de s'habituer au décalage horaire plutôt conséquent. Elle demande doucement :
- C'est pour ça que tu m'appelles, c'est pour avoir mon avis ?
- Oui.
La pianiste est touchée que le pilote accorde de l'importance à l'avis qu'elle pourrait avoir. Elle lui demande d'envoyer les choix des tenues en question en photos et Pierre s'empresse de le faire.
- Je préfère celle avec le t-shirt blanc et le pantalon rayé, souffle-t-elle finalement en observant les photographies. Et toi tu avais choisi laquelle ?
- L'autre, gromelle Pierre.
- Les deux tenues te vont bien, mais le blanc te donne un petit truc en plus, assure Esmée.
- Je le note pour un prochain date, glisse-t-il. Et les chaussures ?
- Ça, je te laisse voir champion.
Pierre la remercie avant de soupirer, elle l'imagine parfaitement assis sur son lit, les lèvres pincées et le visage tendu par la situation, il a peur de ne pas briser les chaînes qui le lient à RedBull depuis toutes ces années.
- Ça me stresse tellement si tu savais, finit par dire le pilote.
- Il n'y a aucune raison que ça se passe mal. Ils ont déjà vu avec Alpha Tauri pour racheter ta close, vous avez déjà discuté pour ton salaire et pour tout le reste. Il ne reste qu'à signer, tu es leur meilleure option et s'ils passent à côté c'est qu'ils sont vraiment trop cons, rassure-t-elle.
- C'est moi qui ait été con quand j'étais chez Redbull, avoue précipitamment Pierre.
Esmée fronce les sourcils, elle n'est pas sûre de comprendre ce que veut dire le pilote. Elle se redresse de son lit et se frotte les yeux comme pour se maintenir un peu éveillée alors que Pierre déclare doucement :
- C'est vrai que j'étais loin d'avoir le niveau quand j'y étais mais il y a tellement de fois où j'aurais pu y retourner quand je faisais de bonnes performances avec Alpha Tauri. Je suis plus option chez eux depuis que je me suis disputé avec Adrian Newey sur la configuration de la voiture qui ne convenait pas à mon pilotage, tout ça sous les yeux de Helmut Marko.
- Pierre...
- Les gens ne savent pas tout ce qui s'est passé en interne, tu sais. Je suis même pas sûr de le savoir réellement moi-même. Mais je sais que je ne retournerais jamais là-bas et je ne veux pas rester plus longtemps même si c'est RedBull qui m'a donné ma chance et ma carrière, conclut-il.
Sa voix s'étrangle à moitié et Esmée sent son cœur flanché. Durant un court instant, elle se demande s'il pleure à l'entente de sa respiration qui se fait plus profonde. Elle se ronge les ongles quelques instants, arrachant les petits peaux sur ces derniers et elle murmure :
- Je suis sûre que ça se passera bien et qu'ils vont s'entendre sur ton année de contrat restant, t'inquiètes pas.
- Merci, bredouille-t-il.
- C'est normal. Il est déjà tard, tu ferais mieux d'aller dormir maintenant surtout si tu te lèves tôt, ajoute Esmée.
Pierre acquiesce en sachant pertinemment qu'elle a raison. Il sait qu'il va encore mettre du temps à s'endormir à force de trop réfléchir et il aurait aimé qu'elle soit à ses côtés pour l'apaiser un peu plus.
- Bonne nuit, souffle-t-il.
- Bonne nuit champion, je t'aime fort.
Et le cœur de Pierre s'emballe et il n'oublie pas de lui dire les mêmes mots avant de raccrocher. Esmée s'allonge dans son lit, elle espère sincèrement que Pierre signera ce contrat.
Les jours suivants, Esmée enchaîne les cours au conservatoire parisien. Elle se tâte à laisser glisser ses mains sur les touches mais elle n'ose par crainte, malgré que ça ne risque rien d'après le médecin.
Elle a peur d'être déçue par les sensations qu'elles pourraient avoir. Ce n'est que le samedi en fin de matinée qu'elle prend son courage en main. Esmée glisse ses doigts sur le clavier avec appréhension, elle n'ose pas appuyer fortement sur les touches et elle hésite avant de presser ces dernières.
Elle est finalement soulagée de ne ressentir aucun picotements ou engourdissement sur le bout de ses doigts. La pianiste sent bien la sensation de la touche froide sous la pulpe de son doigt.
Elle a tellement de choses à raconter que pendant deux heures, elle laisse ses mains se balader sur le clavier. Écouter la musique s'envoler la rend définitivement heureuse et quand elle s'arrête pour récupérer son portable, ses sourcils se froncent devant l'appel manqué de la mère du pilote et les dizaines manqués de ce dernier.
Esmée ne peut s'empêcher d'imaginer le pire. Elle est pourtant convaincue de n'avoir raté aucun moment où Pierre pouvait se trouver au volant de sa monoplace. Peut-être que les qualifications ont été avancées et qu'il s'est passé quelque chose ?
Esmée l'appelle aussitôt et elle tombe sur sa messagerie avec agacement. Elle réitère en appelant Pascale, qui doit sans doute être plus disponible pour décrocher lors d'un week-end de course, cette dernière répond à la première sonnerie.
- Vous avez essayé de m'appeler, déballe Esmée à toute vitesse. Il s'est passé quelque chose ?
Sa voix témoigne de son inquiétude et le cœur
- Pierre a insisté pour que je t'appelle, peste Pascale. Je lui ai pourtant dit que ça allait t'inquiéter, je te le passe.
Esmée soupire de soulagement avant d'entendre des bruits lorsque la mère de Pierre se déplace, sans aucun doute, avec le téléphone. Il n'y a que le bruit de l'ouverture d'une porte et la voix qu'Esmée distingue au combiné lorsqu'elle appelle le concerné.
- Enfin tu décroches !
La voix de Pierre raisonne et la pianiste est apaisée de l'entendre, ça diminue aussitôt son anxiété en constatant qu'il va bien. Elle n'a pas le temps de placer un mot que le pilote s'exclame tout bas, comme s'il ne souhaite pas être entendu :
- J'ai signé ce matin, j'ai signé chez Alpine putain !
Un hoquet de surprise s'échappe des lèvres de l'espagnole. Elle immédiatement couvre Pierre de félicitations pendant plusieurs secondes, ne pouvant qu'imaginer son grand sourire et rien que cette pensée l'a fait sourire à son tour.
- Je vais devoir garder ça pour moi pendant une semaine entière, c'est trop dur ! J'ai envie de le crier au monde entier, râle-t-il.
- C'est un secret alors ? murmure Esmée d'une voix basse.
- Oui, faut que tu sois muette comme une tombe.
- Parle pour toi, je suis sûre que tu vas l'avouer à moitié en interview sans t'en rendre compte, avec ton petit sourire narquois, rétorque Esmée en riant.
- J'ai trop hâte d'être à Suzuka pour l'annonce, tu viendras ?
- Il n'y aura pas ta maman pour être avec toi ?
- Non, elle doit rentrer pour être chez mes grands parents pour leur éviter la crise cardiaque lors de l'annonce, tu vois ?
Elle entend les rires de Pascale derrière la voix du normand et Esmée ne peut contenir un sourire quand il rajoute :
- Puis, j'ai envie que tu viennes, j'ai envie de te voir et de t'embrasser et de...
- Pierre, coupe la pianiste en rougissant. T'es pas tout seul.
Il s'arrête aussitôt et Esmée retient un rire nerveux en sachant que sa mère a tout entendu de leur conversation.
- Maman, t'as qu'à partir, reproche-t-il aussitôt. Je parle à ma copine.
Cette dernière s'exclame qu'il tient son téléphone dans les mains et Pierre ne peut retenir un juron, et la pianiste ne peut plus contenir la rougeur de ses joues face aux mots du pilote.
- Je ne rentrerai pas en France entre Singapour et Suzuka, reprend Pierre doucement.
- Oui, se doute l'espagnole au vue du nombre d'heure d'avion plutôt conséquent. Tu m'envoies un billet d'avion ?
Pierre ne répond rien mais la pianiste sait qu'il a acquiescé. Elle commence à suffisamment bien le connaître pour comprendre ses réponses silencieuses et elle rajoute :
- Évite de tirer tout droit demain et de finir en barbecue.
- T'as regardé mes essais libres, toi.
- Je regarderai aussi tes qualifications et ta course, souffle-t-elle.
Et elle est sûre que Pierre a souri.