Le moral dans les chaussettes, je m'active dans le studio de Søren. Moins il m'est donné de penser, mieux c'est. Pour tout le monde. Malgré tout, je me force à faire bonne figure en adressant des sourires aussi faux que les seins de Carmen à l'ensemble de l'équipe.
Prise dans le moment, je mitraille Søren alors qu'il compose. Ceux qui le suivent sur les réseaux sociaux seront ravis à n'en pas douter.
— Mais Carmen, pousse-toi... Je travaille... se plaint le concerné, alors qu'elle tente une approche maladroite.
Je ne peux que le comprendre : être tripoté de cette façon lorsque l'on essaie de trouver sa prochaine mélodie entraînante peut se révéler très vite agaçant.
Légèrement en retrait, je les observe avec un certain intérêt. À première vue, ils ne semblent pas proches. Je croirais presque reluquer deux étrangers qui tentent d'échanger à la sortie de l'aéroport.
— Quoi encore, Thea ? Tu veux ma photo ? s'emporte Carmen. Non, tu n'auras jamais autant de followers que moi si c'est la question que tu te poses. Franchement, tu t'es vue ? Tu crois que tu pourrais ne serait-ce que m'arriver à la cheville ?
Ayant été à bonne école avec Einar, je ne pipe mot. Mieux vaut que je ne m'abaisse pas à son niveau. Je sais à quel point il n'est pas recommandé de chercher à se défendre dans de pareils moments. Ces personnes ne craignent pas de surenchérir jusqu'à te briser complètement.
— Tu n'as pas à lui parler comme ça, me défend Søren. Je n'ai jamais vu quelqu'un de plus professionnel que Thea. Si tu ne l'apprécies pas pour je ne sais quelle raison, ignore-la. Grandis un peu, Karen...
— Ce n'est pas Karen, mais Carmen !
— M'en fous.
— Par contre, pour l'autre naine, tu n'as aucun mal à retenir !
Les yeux sortant presque de leurs orbites, elle empoigne son manteau d'une main rageuse et laisse claquer la porte derrière elle.
Le DJ ne me laisse pas le temps de réagir, il me saisit par le poignet et m'entraîne légèrement plus loin, à l'abri des regards indiscrets. La panique se lisant sur la face blême de son manager, je m'interroge.
— Je suis désolé que tu aies assisté à ça... Je ne la supporte plus, elle me sort par les trous de nez...
— Ne t'en fais pas, il n'y a pas de mal. Vous êtes ensemble depuis longtemps ?
— Justement... À ce propos... commence-t-il, avant d'être interrompu par Olav qui arrive ventre à terre.
— Søren, non ! Enfin, je veux dire... Il faut que tu te remettes au boulot...
L'air interloqué, je le scrute. Ce n'est pas comme si j'allais apprendre un secret d'État incessamment sous peu... Toutefois, je m'abstiens de tout commentaire. J'en ai déjà assez fait comme ça...
Penaud, Søren gagne à nouveau le siège de piano sur lequel il était assis avant que tout ne dégénère et reprend là où il s'était arrêté. De mon côté, je m'évertue toujours à faire illusion. Je me dirige vers le sofa en cuir marron d'une démarche assurée et m'y laisse tomber. D'ici, je pourrai éventuellement me remuer les méninges et trouver une idée pour le prochain post à publier sur les différentes pages certifiées de Søren.
Fixant d'une moue songeuse le plafond blanc comme neige, je m'imagine déjà arpenter de long en large et en travers les différents lieux qui me seront donnés de visiter lorsque la tournée débutera. Finalement, cette dernière va arriver à point nommé. Elle me permettra, je l'espère, d'oublier ces derniers mois de calvaire.
— Tout va bien, Thea ? Je trouve que tu as mauvaise mine, chuchote Nils, de façon à ce que je sois la seule qui puisse entendre ce qu'il me raconte.
— Tout va bien, Nils. Et toi, la forme ? demandé-je, d'un ton faussement enjoué.
— Ça va toujours, oui, me répond-il simplement. Si tu as besoin d'aide, n'hésite vraiment pas. Je suis là.
— Merci beaucoup. Pour le moment, je gère.
— Bon, super alors, dit-il, avant de s'éloigner et de retourner à ses occupations, comme si de rien n'était.
Qui aurait pensé que je pouvais être aussi convaincante ?
Soulagée qu'il m'ait cru, je m'autorise à souffler. Pour la première fois depuis bien longtemps, je suis fière de moi. J'ai réussi à mentir sans être découverte. Quel exploit !
Réajustant ma robe noire cintrée, je me sens soudain pousser des ailes. Même si elle ne réapparaît qu'un court instant, ma confiance reprend finalement le dessus. Je peux recommencer à chercher une légende pour le carrousel de photos à venir sur Instagram, Facebook et Twitter. Je vais y arriver. Je le sais.
Ça y est. Après de longues minutes à réfléchir, j'ai trouvé. Un sourire jusqu'aux oreilles, je fais signe à Nils de venir.
— Oui, Thea ? s'enquiert-il, en rappliquant aussitôt.
— Y aurait moyen que tu me donnes ton avis ?
— Bien sûr. Dis-moi.
— Je crois que si je te montre ça va être mieux, déclaré-je, en lui tendant mon portable.
Le peu d'assurance que j'avais réussi à gagner s'évapore aussitôt. Inquiète, je relève le nez vers lui et inspire un bon coup. Et s'il n'aimait pas ma proposition et décidait de me virer sur le champ ? Non, il ne peut plus gérer seul la communication. Il n'oserait pas.
Tiens, les garçons sont en pleine conversation. Piquée par la curiosité et souhaitant avant tout reporter mon attention sur autre chose, je tends l'oreille.
— À votre avis, si la copine de Nils est enceinte, comment ils appelleront leur enfant ?
— Si c'est un garçon, Einar. Il adore ce prénom ! Ou sinon...
Tout compte fait, je n'aurais pas dû écouter aux portes. Se brisant en mille infimes morceaux, mon cœur se serre. Prise de tremblements incontrôlables et sachant pertinemment que je vais finir par être percée à jour si je reste ici, face aux garçons, je me précipite vers les toilettes avant de me laisser glisser contre le mur, secouée par les sanglots. La boule qui s'est formée dans ma gorge m'empêche de respirer convenablement. Je vais mourir, c'est certain. Les larmes que je tentais de retenir tant bien que mal finissent par ruisseler sur mon visage. Je ne peux plus. C'est trop dur.
Einar... Mon bel Einar... Pourquoi m'as-tu abandonnée ?
— Bordel, Thea, qu'est-ce-qu'il se passe ?
Tête baissée, je n'ose pas rencontrer l'œil perçant et interrogateur de Søren. Il ne faut pas qu'il voit que je pleure.
Après avoir refermé derrière lui, il prend place à mes côtés.
— Vide ton sac, ne garde pas ça pour toi. C'est pas bon, insiste-t-il. Viens là.
Passant un bras autour de mes frêles épaules, il m'attire à lui. Je ne sais pas ce qui me pousse à me confier à Søren. Toujours est-il que je me mets à lui raconter tout ce qui me tourmente et me culpabilise. Peut-être ai-je le sentiment que je peux avoir confiance en lui ?
— Allez, Thea. On est que tous les deux.
— Einar...
— Quoi, Einar ?
— Nils t'a déjà parlé de lui, il a fait sa connaissance quand il m'a ramenée chez moi. Il m'a quittée.
— Et tu ne voulais pas ?
— Je ne sais pas... C'est de ma faute, je crois...
— Pourquoi ça le serait ?
— Si je m'étais laissée faire et ne l'avait pas repoussé à chaque fois qu'il avait envie de moi, je serais toujours avec lui.
— Attends, c'est pour ça qu'il a mis fin à votre relation ? s'étonne Søren.
— Oui, je ne lui suis plus utile.
— Mais c'est quel genre de connard, ça ?
— Ce n'est pas un connard, tu sais. C'est moi le problème. On en a longuement parlé. Ça a toujours été moi. C'est pour ça qu'il s'emportait contre moi et pouvait se montrer violent, déblatéré-je, sans réfléchir aux conséquences que mes paroles peuvent avoir sur le long terme. Je le provoquais, c'est normal.
— Mais, Thea... Tu te rends compte des âneries que tu dis ? Jamais un homme ne devrait lever la main sur une femme, tu m'entends ? Jamais. Ne lui trouve pas d'excuses, c'est un monstre.
— Ne dis pas ça... Tu ne le connais pas, couiné-je.
— Et j'en suis bien content. T'annoncer que c'est fini entre vous est le plus beau cadeau qu'il ait pu te faire. Tu n'as pas encore le recul nécessaire pour t'en rendre compte mais crois-moi, c'est mieux comme ça.
Dubitative, je n'ajoute rien. Rien ne sert d'essayer. Il ne comprend pas ce que je traverse.
— J'ai besoin de ma meilleure amie... dis-je finalement.
— Tu veux lui envoyer un message ?
— Oui...
— Si ça peut te faire du bien de lui parler, alors fais-le.
— Mais je n'ai plus mon portable... C'est Nils qui l'a...
— Je peux aller le chercher si tu veux ?
— Non, c'est trop risqué... Je ne veux pas qu'il sache. Personne ne doit savoir.
— Alors appelle-la du mien ?
— Je peux ?
— Oui, vas-y.
Après avoir fait quelques ajustements, il me le tend.
— Je vais rejoindre les autres en attendant, me prévient-il.
Désormais seule, je tape le numéro de Diana sur l'écran tactile et porte le téléphone à mes oreilles. Pourvu qu'elle décroche...