Esmée n'avait jamais eu le trac en pianonant durant son enfance, encore moins les années suivants son entrée dans l'orchestre symphonique de Paris, il y a maintenant quatre ans. Mais depuis qu'elle est revenue de son arrêt, ses crises de panique sont devenues récurrentes. Elle a la mauvaise sensation qu'elles ne disparaîtront jamais et que son cœur continuera d'étouffer dans sa cage thoracique.
Il bat fort comme s'il hurlait à la mort.
Esmée est enfermée dans les toilettes, elle tente de reprendre inlassablement une respiration calme et de faire cesser les tremblement frénétiques de ses mains. En continuant de trembler ainsi, elle est sûre d'enchaîner les mauvaises touches et les fausses notes, ça serait commettre un véritable désastre.
- Esmée tu as encore deux minutes avant l'ouverture des rideaux, dit une voix de l'autre côté de la porte.
Elle tourne le verrou sans aucune hésitation, ravale ses dernières larmes et ouvre la porte pour tomber face à Benjamin, l'ingénieur et régisseur son. Leurs regards se croisent. Il sait. Il ressent la même chose, ses crises de panique sont peut être le dernier lien entre leurs deux cœurs déchirés. Il baisse les yeux sur ses mains tremblantes et murmure d'une voix calme :
- Ça va bien se passer.
Elle hoche la tête, peu convaincue par ses propos mais ne relève rien, la brune trace sa route vers la scène. Esmée s'installe derrière son piano, ses mains sont encore moites et elles rippent sur les touches au commencement du morceau.
Peu à peu, cette sensation se dissipe et quand les rideaux se referment après deux heures, Esmée ressent un profond soulagement. Elle retourne dans la loge où ses amies et collègues se félicitent mutuellement, Céleste s'approche de la pianiste pour la féliciter et demande :
- Tu viens boire un verre avec nous ?
Esmée lance un regard à sa meilleure amie tandis qu'elle récupère son long manteau sur son ceintre.
- Désolée, quelqu'un m'attend.
- Ce n'est pas encore une de tes excuses pour rester prostrée chez toi, hein ?
La pianiste secoue la tête, elle attend son amie pour quitter les lieux. Elles parcourent les couloirs sinueux des loges avant de déboucher sur le hall central où un buffet apéritif est disposé pour les spectateurs. Il n'est pas difficile pour Esmée d'apercevoir le pilote dans toute cette foule.
- Voilà mon excuse, dit Esmée en se surprenant à sourire de fierté.
Elle désigne discrètement Pierre à son amie. Il se tient, seul, contre une colonne de l'escalier central menant à la salle de spectacle. Céleste hausse un sourcil et dit malicieusement :
- Charmant. Passe une bonne soirée et tu as intérêt à tout me raconter !
Esmée promet et elle reporte son attention sur le pilote français. Leurs yeux se croisent et ils sourient simultanément tandis que la jeune s'approche de lui. Elle ne sait pas comment l'aborder alors elle se hisse sur ses petites sandales pour lui faire la bise.
- T'as été superbe, souffle Pierre.
Elle sourit face à ce compliment, son cœur se réchauffe un peu et sa tristesse devient vacante le temps d'un instant.
- Tu n'as pas mangé ? demande-t-elle en désignant le buffet d'un coup de tête.
- Non, je pensais inviter la star de la soirée au restaurant.
Il dit ces mots en fixant la brune de ses yeux bleus et il est difficile pour Esmée de cacher les rougeurs de ses joues.
- Alors, partante ?
- Toujours.
Esmée sourit, reconnaissante qu'il ne relève pas son trouble et sa gêne. Ils marchent de longues minutes dans la capitale française avant d'arriver devant un petit restaurant typique sous les conseils avisés d'Esmée. En s'asseyant à table, la pianiste soupire de satisfaction et déclare :
- Ça doit faire une éternité que je n'ai pas mangé autre chose que ma propre nourriture et je suis pas une cuisinière gastronomique.
Pierre rit avant de lui tendre la carte, il lit la sienne avant de prendre sa tête entre ses deux mains pris d'un profond désarroi.
- On peut toujours changer si tu n'aimes pas... s'inquiète la brune.
- Non, c'est très bien, souffle-t-il d'une voix plaintive. Il y a un tiramisu et j'adore ça.
- Et je t'assure que c'est le meilleur de tout Paris.
Pierre lâche un râle et repose sa carte sur la table. Ses sourcils se froncent sous l'effet d'une extrême concentration et il demande :
- Après une petite salade, mon coach ne verra rien, hein ?
- Rien du tout, je te le jure.
Le repas se déroule sans encombres, Esmée découvre un jeune homme souriant, à l'écoute loin des stéréotypes qu'elle se faisait de son monde. Son côté charmeur fait littéralement fondre son cœur quand elle se perd dans ses yeux bleus pétillants de joie.
Pierre, quant à lui, découvre une pianiste sensible à ses paroles dont le sourire ne faiblit pas. Il ne lui est pas difficile de savoir qu'une tristesse infime se cache quelque part derrière cette sensibilité accrue et ses sourires menteurs sur son état intérieur.
- Une petite promenade digestive en bord de Seine, cher monsieur Gasly ? propose-t-elle.
- Bien sûr, mademoiselle...
- Da Costa.
- T'es espagnole ?
Ses yeux s'écarquillent, décidément il en apprend un peu plus à chaque minute.
- Mon père est catalan, dit-elle en avançant. Il enseigne le français à Barcelone. J'aurai du m'appeler Esmeralda d'ailleurs, mais mes grands parents français sont assez conservateurs d'où Esmée.
Il hoche la tête tandis qu'ils continuent de déambuler dans les rues parisiennes pour atteindre la Seine glaciale en ce mois de décembre. Pierre finit par s'asseoir sur une dalle humide et la pianiste s'asseoir à ses côtés. Leurs pieds se balancent dans le vide, quelques centimètres au dessus du fleuve.
- Il fait pas bien chaud, souffle-t-il.
Gelée jusqu'aux entrailles, Esmée se rapproche du jeune homme pour tenter de se réchauffer. Ils ne disent rien pendant de longues minutes, laissant le clapotis des vagues prendre le dessus dans ce silence tranquille.
- Dis moi des choses qu'on ne sait pas sur toi, dit-elle en brisant le silence.
- Seulement si tu réponds aussi, rétorque Pierre.
Esmée acquiesce et tend sa main glacée vers le pilote. Ce dernier s'empresse de la serrer dans un commun accord.
- Je commence, s'exclame-t-elle. Une coïncidence bizarre qui t'es déjà arrivée ?
- Je suis sortie avec deux filles, une Katerina avec un K et une autre Catherina avec un C, bon ça ne s'est pas bien terminé dans les deux cas.
- Mon deuxième prénom c'est Katerina.
Le français s'étouffe à moitié et toute contente de sa blague, elle rajoute précipitamment :
- Je plaisante bien sûr, Pierre.
- Ta couleur préférée ?
- Le vert de tes yeux.
Elle rougit et ne peut s'empêcher de lui donner un coup de coude dans les côtes, il est complètement hilare devant la moue qu'elle tire.
- Des frères et des sœurs ?
- Une petit sœur Valentina et un grand frère Francesco. Et toi ?
- Quatre demi-frères, j'entretiens la famille écoute. Ton fruit préféré ?
- La mangue et toi ?
- L'avocat. Qu'est-ce que t'évoques cet endroit ? demande Pierre.
Un silence suit sa question. Il fixe la brune visiblement troublée. Ses lèvres sont pincées et son regard est perdu dans les vaguelettes noires du fleuve, la profondeur de celui est évidente à cet endroit.
- J'ai pas eu des moments très joyeux il y a deux ans, murmure-t-elle tout bas. Je venais souvent ici pour réfléchir, ça a été un électrochoc, maintenant je vais mieux ou du moins j'essaie.
Elle baisse les yeux sur sa main que Pierre vient de prendre dans la sienne. Son contact est brûlant comme si elle se tenait sur des charbons ardents, son cœur est au bord de la rupture quand il la détaille avec attention, sans aucune retenue.
- Je sais ce que c'est.
Sa voix roque n'est qu'un faible murmure quand il avoue ses mots sous le clair de lune s'obscurcissant par d'épais nuages, cruellement englouti par une marée noire.
- Désolé, ça partait d'une bonne intention, je ne pensais pas à mal, s'excuse Pierre.
- Merci. J'avais besoin d'en parler, je crois, souffle-t-elle en laissant tomber sa tête contre son épaule.