Livre 1: Eokard, chapitre 13

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Les Terriens réussissant parfois l'exploit d'être encore plus traditionalistes que les Eyldar, ils avaient du mal à s'habituer au fait que les termes « jour » et « nuit » n'ont pour les peuples non-terriens qu'une connotation chronologique. Et n'ont, de fait, qu'un faible impact sur la vie sociale.

Turgut Glaçik était somme toute un Terrien plutôt classique, de ce point de vue. À son avis, la nuit était faite pour dormir. Le fait que les couloirs du centre de conférences tendaient à bourdonner comme une ruche, malgré l'heure avancée de la soirée, le dérangeait dans sa culture d'Européen. Son agenda lui avait rappelé le curieux rendez-vous de 23.15 et il se dépêcha de rejoindre le secteur des bureaux. La délégation européenne avait eu droit à quelques mètres cube d'espace de travail, qui étaient à peu près déserts à cette heure.

L'agenda et son ordinateur se synchronisèrent et Turgut put lire les dernières nouvelles concernant sa mystérieuse visiteuse. Il apprit d'abord qu'elle venait de Copacabana, puis qu'elle était descendue dans un grand hôtel du centre-ville, en compagnie d'une Eylwen, « probablement de la noblesse », concluait le rapport. Fonctionnaire, mais pas complètement crétin non plus, le diplomate additionna rapidement deux et deux, rajouta une pincée de ceci et de cela, et commençait à se faire une petite idée lorsqu'on frappa à la paroi de son bureau.

Kyoshi entra, suivie de Daeithil.

Comme la plupart des individus de type anthropoïde ayant croisé le duo – ou même l'une des deux – l'attaché diplomatique européen se troubla quelque peu à la vue de ces deux beautés pénétrant dans son espace vital. Le citoyen Turgut Glaçik étant somme toute un mâle hétérosexuel biologiquement apte à assurer la survie de l'espèce, il connut donc une certaine gêne.

Quelques raclements de gorge plus tard, ledit citoyen parvint tout de même à énoncer :

— Bonsoir mesdemoiselles, que puis-je faire pour vous ?...

Daeithil s'assit et répondit :

— Nous aimerions vous parler du Seigneur Von Aa.

Kyoshi leva les yeux au ciel. Elle avait beau avoir expliqué vingt fois les arcanes de la haute société européenne à Daeithil – ou tout au moins ce qu'elle en connaissait –, l'Eylwen persistait à coller par-dessus ses propres standards sociaux. Agacée, elle faillit ne pas remarquer le demi-sursaut de leur vis-à-vis. Sans trop réfléchir, son esprit partit à l'assaut de ses pensées superficielles et, en une fraction de seconde, elle avait vu ce qu'elle voulait voir et réprima à peine un sourire.

Le temps était venu de passer à la deuxième partie du plan. Elle transmit rapidement et mentalement le résultat de ses trouvailles à sa compagne.

La confusion de Turgut Glaçik n'avait duré qu'un court instant. Il redevint professionnel et répondit :

— Son Excellence Jakob Von Aa ? C'est le chef de notre délégation. Que lui voulez-vous ?

— Lui parler.

— Hmm... C'est que Son Excellence est un homme très occupé. Vous ne pouvez ignorer qu'en tant que chef de délégation, son emploi du temps et très chargé, et...

— C'est très important.

Kyoshi nota le changement de ton subtil dans la voix de Daeithil. Son attitude aussi s'était modifiée : elle était plus tendue. Cela n'échappa pas non plus à l'employé européen, qui se lissa la moustache d'un geste nerveux, tout en jouant sous son bureau avec le minuscule bouton d'alarme dissimulé dans sa chevalière.

Hiriel... De Lleniel, je crains ne pas pouvoir vous aider si vous ne me donnez pas la raison exacte de votre visite. Je regrette, mais...

Erdorin, Chroniques de l'Arbre-MondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant