Revendication sépulcrale

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– Êtes-vous prêts à réclamer votre dû ?

Je parcours la crypte d'un œil vif. Spectres, goules, zombies, vampires et autres revenants se tiennent sur le qui-vive. Voilà maintenant plusieurs siècles que je prépare cette expédition. Les vivants se gaussent des damnés depuis trop d'années ! Ils ne respectent plus les libations, ne déposent plus d'offrandes et ne fleurissent plus les tombes. Ils ne redoutent pas davantage la fureur des morts. Le temps est venu de raviver dans leur esprit notre bon souvenir. Une strige, à côté de moi, trépigne. J'entrebâille la porte du caveau.

Voilà bien longtemps que nous n'avons pas foulé la terre des Hommes. Mais que voulez-vous ? Nous ne pouvons être à la fois à la tombe et au Chemin. Je franchis la grille rouillée du cimetière, l'armée de revenants sur mes talons. Nous traversons rues et avenues les unes après les autres. Ce soir, nous ne guiderons pas les trépassés dans les tréfonds. Non, nous épouvanterons les vivants dans leurs maisons.

J'aperçois, au loin, un groupe d'humains afférés. Ils s'agitent, hissent des caisses, transportent des objets, sans se soucier de notre arrivée. Pauvres fous. Leur sang coulera pour toutes les libations oubliées. Nous engloutissons la distance qui nous sépare. L'un deux, un petit type maigrichon, vêtu comme un croquemort et visiblement désœuvré, se tourne vers nous.

Mes sens s'exacerbent, mes yeux rougissent, mon visage se déforme. Hurle, mon petit. L'homme demeure stoïque. Non seulement, il n'a pas peur, mais il nous observe avec condescendance. Raide dans son costume sinistre, replantant ses yeux dans un étrange registre, il nous congédie d'une voix fluide. Il pousse sa chance jusqu'à nous demander de laisser en paix ceux qui travaillent. Souhaite-t-il celle de la tombe ? Il nous félicite néanmoins pour nos costumes, convenablement réalisés.

– Maintenant, les enfants, allez-vous-en, nous assène-t-il.

Un instant, je reste là, les bras ballants, mes yeux écarquillés. Puis je fais demi-tour, l'ost des revenants suivant le tracé de mes souliers. Me voilà bien dépité, déjà prêt à abandonner. Notre seule ombre, avant, suffisait à terroriser tout un village. Les autres revenants m'encouragent, m'enjoignent à continuer.

– Mon Seigneur, c'était assurément des fossoyeurs !

Il a raison : seuls de tels humains résistent à la terreur que nous inspirons. Hors de question de me laisser si aisément démoraliser ! Le menton relevé, je chemine dans la ville des vivants. Ma troupe cauchemardesque traque avec moi une délicieuse proie à épouvanter.

Là !

Au milieu de la nuit, légèrement éclairée par les halogènes, une femme entre deux âges porte le deuil. Dans sa tenue noire, un étrange appareil collé à l'oreille, elle murmure, esseulée. Une cible parfaite. Elle hurlera pour toutes les offrandes manquées. Silencieusement, nous serpentons sur le trottoir jusqu'à son niveau. Elle relève la tête et nous aperçoit.

Nos corps se disloquent, nos os cliquètent, nos gueules bardées de piques se dévoilent. Mugis, mon amie. Sa voix irritée résonne. Elle nous rabroue sans ménagement, nous offrant cordialement son agacement. Est-elle sotte ou dérangée ? Semble-t-il que nous l'importunons dans sa conversation.

– Allez ouste, garnements ! conclut-elle.

La femme reprend sa marche, déclamant d'étranges incantations dans son petit boîtier. Quel démon tente-t-elle d'invoquer ainsi ? Ma fine équipe se presse autour de moi, tout autant désemparée. Ils cherchent, tour à tour, des explications.

– Mon seigneur, c'était certainement une sorcière !

Cette idée me convient. La raison de son étrange langage s'éclaircit. Je poursuis ma marche, suivi de près par mes revenants de tout poil. Nous nous glissons de ruelle en venelle, évitant soigneusement les humains aux allures équivoques. Une nouvelle déconvenue me fendrait assurément le cœur.

Au détour d'un boulevard, nous apercevons sur une place peu éclairée un attroupement de gens misérables. Ils portent des guenilles aux étranges couleurs et des couvre-chefs dépareillés. Ils se tiennent voutés et se lèvent, parfois, avec des gestes mal assurés. Aucun doute possible, ces rejetons humains ne pratiquent pas les arts occultes. Nous les terroriserons aux noms des tombes dépourvues de bourgeons. Nous fondons sur eux, assoiffés de peur, affamés de terreur. L'un d'eux hisse les yeux et nous remarque.

Les ombres se déforment, les chairs empestent, les ectoplasmes se déchainent. Braillez, mes mignons ! Un homme me repousse d'un geste brusque. Voilà que son torse se gonfle davantage que le mien. Cherche-t-il à m'effrayer ? L'homme en guenille commence à m'invectiver. Il me menace, moi, le seigneur de la crypte. Ses congénères l'accompagnent, partageant le même langage fleuri. La folie les habite. Il me désigne même comme son « bouffon ». Blessé dans ma fierté, je tente de protester. Aucun mot n'a le temps de franchir mes lèvres.

– Dégagez, bande d'attardés ! beugle-t-il.

Sous le choc, nous fuyons comme de vulgaires paysans. Un silence mortel tombe sur notre groupe dépité. Rien n'a marché. Plus personne ne cherche d'explication. Nous n'inspirons plus aux éphémères que du dédain. D'un pas résigné, nous nous en retournons vers notre cimetière.

Je m'approche des grilles monumentales qui scellent l'entrée. À l'intérieur, des rires retentissent. À la lueur d'étranges torches allongées, un groupe d'humains semble festoyer. Assis sur des tombes dépouillées, ils s'amusent sans aucun respect. Furieux, nos poitrines se bouffissent d'orgueil à nouveau. Qui ose troubler ainsi notre ultime repos ?

Spectres, goules, zombies, vampires et autres revenants bondissent, sur le pied de guerre. Sans aucune hésitation, sans aucune fioriture, nous marchons sur ces hurluberlus insensés. Ils vont payer pour tous les effrontés qui, ce soir, nous ont ignorés. Ils vont goûter à la fureur des damnés. Joyeux et enjoué, l'un d'eux se tourne vers nous en souriant.

Nos griffes se découvrent, nos crocs menacent, nos gorges se déploient. Cavalez, êtres affables ! D'un geste cordial, il me lance une étrange boule blanche façonnée en forme de fleur. Je l'attrape du bout des ongles, méfiant. Je la porte à mes narines. L'odeur se révèle particulièrement douce. Il m'affirme que ce n'est rien de plus qu'une meringue, qu'il l'a préparé lui-même. Il m'enjoint et me presse d'y goûter.

Je porte délicatement la diablerie sucrée à mes lèvres. Je croque une petite bouchée du bout des dents, avant de tout avaler. Délicieux ! Prodigieux ! L'ingénu me sourit et nous propose, à moi et à mes amis, de nous asseoir avec eux. Etonnés, nous nous installons sur les pierres tombales qui parsèment le cimetière. Sans une once de frayeur, ils nous invitent à partager leur pique-nique. Ils nous assurent joyeusement qu'il y en a assez pour tout le monde.

– Allez-y, buvez ! C'est cadeau !

Sans nous faire prier, nous nous joignons à ce banquet improvisé.

Ensemble, nous festoyons la nuit entière à la faveur de la lune. Nos tombes se fleurissent de meringues, se mouillent d'alcool, se couvrent de nourriture sucrée. La bière coule jusqu'à nos bières. Nos éclats de rire décharnés résonnent dans cette froide nuit d'octobre. Nous chantons si fort dans l'obscurité que nous aurions assurément pu réveiller les morts.

Mais tous les exquis instants ont une fin, et les premières lueurs de novembre se dessinent à l'horizon. Le temps est venu pour nous de regagner les souterrains. Nous remercions une dernière fois les vivants et regagnons la crypte d'un pas léger. Des bières et des meringues fleuries, aurait-on pu rêver meilleures offrandes ?

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