1 - Route in

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Tout à coup, Guillaume a les sourcils en garde-boue et les yeux grands comme des jantes de BM, et je pige de suite : elle vient de sortir ! Aussitôt, braquage à quatre-vingt-dix, la biche dans le viseur : crinière de lionne, jambes de gazelles, et surtout un cul à faire sauter des braguettes et une paire de nibards à vouloir redevenir poupon ! Et tous les soirs c'est la même rengaine : avec Guilou, on se sirote une binouze en terrasse au café qu'est sur le trottoir du bureau, et on attend tranquille pépère que la mémère se pointe.

Et là on s'en met plein la vue !

Les blagues de cul, je crois qu'on en a fait le tour, mais on s'en cogne : on n'a pas fini de tourner, tant que ce joli petit lot continuera de nous marteler le trottoir à heure fixe sur le quai de gare de nos fantasmes.

— Alors, biloute, que je lui dis, quand c'est qu'tu l'invites ?

— Quand tu veux, tu sais bien, mais pas dans cette vie. Cathy me bouzillerait avec ses couteaux à viande ! Et je cherche même pas à lui faire ça dans l'dos ! Ce s'rait un coup à finir les couilles dans l'mixeur pendant que j'roupille !

Je l'adore, ce con ! Pas deux sous de burne dans le calbutte, mais il me fait marrer. Et on se gondole tous les deux pendant que la bombasse file vers d'autres champs de bataille réduire d'autres mecs à l'état de fricassée de zob.

— Un jour, j'me la ferai, que je lui dis. Je sais pas quand, je sais pas où, mais c'est pas possible autrement.

Puis nos lèvres se collent sur le goulot de nos bouteilles, faute de mieux. Puis c'est le rot de la fin et le pourliche avant de lever le camp.

Puis c'est la solitude du bitume.

D'abord à pas lourds, ensuite l'arpion sur l'accélérateur.

Frein, accélérateur, embrayage, accélérateur, frein, embrayage... La danse assise du prolo du périph, quoi.

Les yeux sur la route, mais l'esprit encore là-bas, sur ce trottoir de mes pensées où se déhanchent les promesses de galipettes qui m'échauffent le sang.

Un jour, ouais.

Pendant que les bouchons n'en finissent plus de me jouer leur rengaine d'accordéon, j'essaie de mater un peu autour de moi. La radio, ça va bien deux minutes. Les yeux ont besoin de se dégourdir sur du beau galbé.

Mais le périph ne vaut rien pour le regard, et je me dégrise vite la libido à me heurter à des ménagères maussades et à d'autres cinquantenaires comme moi qui ont leur vie derrière eux et l'enfer de la routine droit devant, au bout de l'ornière de leurs pneus.

Avec mégère en prime derrière les fourneaux.

Sandra.

Pas qu'elle soit chiante ou moche, non. C'est juste qu'elle a vieilli, qu'on s'est lassé, et qu'on n'attend plus rien l'un de l'autre. Enfin, elle, peut-être, mais ça sent la mort, en vrai, dès qu'on éteint le poste pour aller se pieuter.

Ses pieds froids sont à peu près les seuls trucs que je touche encore, chez elle, mais c'est pas exprès.

Enfin bon, moi non plus, j'ai pas trop résisté au temps.

Alors, c'est pour ça que, ce coup de fouet de dix-sept heures seize sur le trottoir du café, c'est un peu ma piqûre de jouvence, ma dose de vie. Le rail de désir qui me fait redresser la tête et le reste, qui me fait me sentir encore un homme, vivant et chaud.

Parce que, à cinquante berges, faut pas se leurrer : tu le sens en-dedans, le froid du cimetière, qui te remonte du puits aux souvenirs. Un vent glacé qui s'avance en sournois derrière une belle image souriante du passé, puis qui t'en colle une entre les deux yeux pour bien te faire sentir que t'es qu'un macchabée qui le sait pas encore.

Alors ce petit goût de paradis qui me fait grimper la bébête, j'y tiens. C'est mon horizon, ma raison d'être.

Sinon, à quoi bon se lever ?

Un éclair rouge sur ma droite, et j'ai le palpitant qui monte dans les tours. Les yeux écarquillés, je me prends en pleine gueule une vision impossible, pas probable. Je cligne des yeux, je frotte, je me secoue les joues, mais non.

Elle est là.

La bombasse est là ! Juste à côté de moi dans le bouchon.

Si c'est pas un signe, ça ?

Signe que quelque part sur son nuage un dieu quelconque s'est fendu d'une petite pensée pour moi.

Signe que, le grand jour, c'est maintenant.

Ça peut pas en être autrement.

Clignotant ? Clignotant.

Bretelle de sortie ? Bretelle de sortie.

Je sais pas où on va, mais on y va.

Les mains cramponnées au volant, j'arrive pas à m'empêcher de sourire.

Quand je raconterai ça au Guilou, il voudra pas me croire !

Faudra que je ramène un souvenir.

La petite voiture blanche qu'elle conduit s'enfonce peu à peu dans la cambrousse, alors je prends un peu mes distances. Colombo au slip tendu. Derrick en chaud lapin.

Je me marre doucement en accélérant pour pas la perdre.

Elle a tourné après les arbres, là-bas, et faudrait pas qu'elle m'échappe. J'appuie plus fort sur la pédale, rugissant du moteur et en dedans ! Comme quoi, nous, les hommes, on a la traque dans le sang !

Et la matraque dans le futal !

Façon pilote de F1, je m'avance vers le pare-brise, les mains accrochées au volant, prêt à tourner en épingle pour la rattraper !

Plus que quelques secondes et je la verrai au sortir du virage !

Feu stop. Mon cri. Le frein.

Choc.

Recto-VersoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant