14 - Péripatéticien

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Du béton.

Du béton sous les pieds.

Du béton sous les yeux.

Du béton dans le cœur, dans la tête.

Envie de me jeter au fond de la fosse des Marquises...

Putain c'que c'est moche, cette zone ! Dire qu'elle y vit... J'y ferais pas chier mon chien, si j'en avais un !

Mes pensées dérivent au rythme de mes pas, remontant le fil du temps, et me revoilà chez moi, dans ma banlieue miteuse, dans notre petit pavillon pourri et son jardin de poche pour nain de jardin mort-né.

Putain. Cécile et moi, même combat.

Sauf qu'elle est crevée et moi crevure.

Une voiture ralentit à ma hauteur et klaxonne brièvement. Qu'est-ce qu'il me veut ?

— Salut, ma belle. Je te dépose quelque part ?

Un instant, je tique sur son sourire de cul tout en dents et sa réplique de puceau arthritique, mais je pense à Sandra, qui vit à des dizaines de kilomètres de là. Et qui doit être en train de me pleurer. Qui doit se demander ce que je foutais sur cette route de campagne. Ce que j'ai foutu.

Je lui dois des explications.

Ce sera le larron qui fera l'occasion !

Je lui donne l'adresse en m'asseyant, mais je m'interromps brusquement au moment où je m'apprête à accrocher ma ceinture.

Ce dégueulasse m'a collé sa paluche poilue sur la cuisse.

En fait, à deux doigts de mon entrejambe.

— Non, mais ça va pas !

Indigné, je vais pour le repousser, mais son bras bouge à peine, et sa prise s'en affermit davantage, glissant vers ma culotte tandis que son autre main vient m'écraser un sein. La douleur est paralysante, comme la peur qui déferle en moi.

Quel con d'être monté dans sa voiture ! Évidemment que c'est un putain de gros porc, un violeur en puissance !

Tout comme moi, à peine quelques heures plus tôt, si Cécile s'était laissé convaincre de monter à côté de moi. Mais les femmes ne font jamais ça. Sauf...

— Lâche-moi, enfoiré !

Je me mets à le pourrir d'insultes tout en le frappant, le griffant, et il finit par me lâcher la jambe pour me coller une gifle qui m'envoie valdinguer contre la vitre. Sonné mais en panique, j'accroche la poignée et me jette hors de la caisse, me mettant à courir sur le trottoir vers un passage entre les immeubles. Je sais pas combien de temps je cavale, mais mon corps n'est plus qu'une mine anti-personnelle pleine de saloperies coupantes et perforantes prête à exploser quand je me laisse tomber, recroquevillé dans une entrée de cave en contrebas de la route. J'arrive à peine à respirer.

Fugitivement, je me dis que je n'aurais pas pu fuir avec mon ancien corps. Mais la cocasserie de l'image m'échappe vite en pensant que, avec mon ancien corps, je n'aurais pas eu besoin de fuir.

C'était moi, le prédateur.

Et ça fait toute la différence, maintenant que je suis dans le corps de Cécile.

Je comprends comme j'ai jamais compris.

Et je chiale comme un môme.

Quand je reprends contenance, j'ai mal dans tout le corps, et je dois serrer les dents pour ne pas crier quand je me déplie.

Sandra.

Il faut que je lui parle.

Je n'ai qu'elle, ici.

Inquiet, je me rapproche des boulevards en quête d'un taxi, d'un bus, mais je garde les sens en alerte, prêt à détaler si l'autre salopard se repointe.

Enfin un arrêt de bus.

Gare routière.

Taxi.

Les immeubles qui laissent place à la campagne et ses champs, miteux à cette saison.

À croire qu'on y fait pousser de la merde.

Quand le taxi me dépose devant ma maison, j'hésite à descendre.

Quand le chauffeur m'indique le prix de la course, je lui dis de m'attendre et descends.

Il n'a pas besoin de savoir que j'ai que dalle pour le payer.

En m'approchant de la maison, j'entends de la musique. Jonasz. Son chouchou.

Je déteste sa guimauve et ne la laisse jamais l'écouter en ma présence, parce qu'il me casse la tête avec sa voix de canard.

Là, ses cancanages viennent me faucher au milieu du jardin.

Je frappe avant d'avoir réfléchi à ce que je vais dire.

J'ai le cerveau en compote.

Et c'est son sourire qui me frappe en retour. Léger, large, lumineux.

Le sourire de celle que j'ai aimée.

Elle en est rajeunie, le poids des années et des kilos superflus soufflé d'un coup par ce printemps ensoleillé qui s'épanouit de nouveau sur son visage. Par-dessus son épaule, le couloir sombre offre une perspective sur le petit salon illuminé. Sur le canapé, Bénédicte, son amie de toujours, que je ne voulais pas voir non plus, parce que les deux ensemble transformaient la maison en poulailler pour poulettes hystériques et que ça me cassait la tête.

Faut croire que ma présence dans cette maison cassait également la tête de Sandra. Et mon absence lui va bien.

— J'ai... J'ai fait une erreur... Désolé...

Et je bats en retraite dans le taxi, qui démarre aussitôt. Par la fenêtre, le visage de Sandra se dérobe à moi lorsqu'elle ferme la porte devant l'intruse qui l'a interrompue dans ses réjouissances.

Je suis seul.

Recto-VersoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant