Traverser les Grandes Eaux

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Southampton n'était pas une ville du sud de l'Angleterre comme les autres. Elle n'avait ni la taille, ni la prestance, ni le panache ou la fierté de Londres. C'était une ville simple, comme ses habitants, mais elle jouissait d'une effervescence incessante qu'on aurait pu comparer par bien des aspects à celle d'une capitale. Cette vie qui grouillait dans ses rues, qui peuplait ses pubs, ses boutiques, ses parcs et ses docks, elle venait de la mer, de l'océan et des lignes ferroviaires. Southampton était le port international de Londres, la voie vers les États-Unis et vers l'Europe, et c'était cela, cette promesse d'ouverture sur le monde, qui donnait à ses quartiers cette ambiance si singulière.

De nombreux paquebots y avaient leur port d'attache et il était très fréquent, lorsqu'on gagnait les quais en descendant High Street jusqu'à la côte, d'apercevoir un superliner amarré, dormant sur l'eau comme un gratte-ciel de métal renversé. Les noms de ces navires étaient familiers aux oreilles de Michael, comme à celles de tous les habitants de la ville. Même si le destin tragique du Titanic flottait dans l'inconscient collectif, le fantôme du navire de 1912 — qui avait mouillé à Southampton avant son voyage inaugural qui lui serait fatal quatre jours plus tard — n'avait pas empêché l'industrie du transport maritime de se développer. Le Mauretania, le Normandie, l'Olympic, le Queen Mary et le Queen Elizabeth, ou encore le Caronia étaient autant de bâtiments majestueux qui évoquaient tous à son esprit, non seulement les différentes époques du transport transatlantique, mais aussi le voyage et l'aventure, la découverte des Amériques.

Southampton regardait vers la mer, vers l'océan, comme bien de ses habitants dont les fantasmes, les rêves et les pensées voguaient vers le large.

Lorsque Peter avait proposé à Michael de postuler comme apprenti serveur au Dolphin Hotel, ce dernier n'avait pas hésité bien longtemps. Il avait alors expliqué à son père son souhait d'arrêter l'école : il avait seize ans, et se sentait prêt à rentrer dans la vie active. Son père l'avait regardé d'un œil absent, avait tiré une grosse bouffée de fumée blanche sur sa cigarette et avait approuvé en disant que la nourriture ne tombait pas du ciel, que c'était bien d'avoir un métier solide, concret, et que la restauration, c'était une voie sûre : « Les gens auront toujours besoin de manger », avait-il précisé en s'enfonçant dans son fauteuil comme s'il venait d'énoncer une vérité philosophique implacable. Michael avait été touché de voir une étincelle d'intérêt dans les yeux de son père, il avait ressenti une forme de fierté.

Le lendemain, il s'était présenté au restaurant, vêtu d'après les conseils de Peter d'un pantalon noir, d'une chemise blanche, et d'une cravate noire. On lui avait remis une veste blanche floquée du logo de l'hôtel sur la manche gauche à sa taille, et il avait été pris à l'essai. Il travaillait cinq jours sur sept, et servait tous les repas, du petit-déjeuner au dîner. Dans l'après-midi, il participait également au service du thé et des collations associées, si bien que son travail d'apprenti serveur suivait un rythme effréné. Vous aviez à peine terminé un service qu'il fallait se préparer pour le suivant.

Les premiers soirs, il rentrait à la maison épuisé et courait se coucher sitôt arrivé. Mais il aimait beaucoup sa nouvelle vie d'homme actif, et plus que tout, il s'était rendu compte que ce rôle de serveur lui permettait d'entendre nombre d'histoires passionnantes sur les traversées transatlantiques et sur les États-Unis d'Amérique.

Un mot avait sur lui l'effet d'une incantation magique : New York. Chaque fois qu'il entendait le nom de la ville au détour d'une conversation, lorsqu'il débarrassait des assiettes ou servait un plat, il s'arrangeait pour ralentir son service suffisamment afin de saisir le moindre détail du récit en cours. La ville avait pour lui l'aura d'un lieu magique, inaccessible et extrêmement attirant. Il ne rêvait que d'une chose : voir un jour New York, marcher sur la cinquième avenue, plonger dans le cœur de Central Park, se poser au pied de l'Empire State Building et lever le crâne jusqu'à s'en faire mal au cou pour chercher à apprécier la dimension impossible du gratte-ciel le plus haut du monde. Chacune de ces images new-yorkaises s'était formée dans son esprit à force d'entendre, puis d'écouter les témoignages de clients du restaurant, si bien qu'après ses premières semaines d'apprentissage et les très nombreux services qu'il avait réalisés, il avait presque l'impression de connaitre New York.

Entre deux mondesWhere stories live. Discover now