L'attrait du large

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Michael travaillait depuis trois mois au Dolphin Hotel en tant qu'apprenti serveur. Il n'avait que seize ans, mais comme nombre de garçons de son âge en cette année 1957, il quittait déjà l'insouciance de l'enfance pour partir en quête d'indépendance. On aurait pu croire qu'il aurait préféré faire des études, que sa famille ait les moyens de lui payer une grande école pour faire de lui un médecin, un avocat ou un professeur d'université, mais Michael était très satisfait du démarrage de sa vie professionnelle. À vrai dire, les glorieux métiers de la haute société ne l'intéressaient pas, ils incarnaient pour lui le décorum d'un monde fantasmé qui n'avait rien de réel. Là d'où il venait, on travaillait dans le concret, on vivait modestement et humblement.

Petit, il était toujours dans les jupes de sa mère et était très proche de sa sœur aînée, Jane. Ces deux femmes formaient autour de lui comme un cercle lumineux qui filtrait les affronts extérieurs, une bulle protectrice qui l'avait enveloppé durant ses jeunes années. Son enfance avait été heureuse, pensait-il, et ce malgré le fait qu'il était né en pleine Seconde Guerre mondiale. D'ailleurs, il ne se souvenait pas avec précision de cette période noire, elle s'était terminée quand il avait tout juste cinq ans, mais il avait l'impression d'en garder une image, à la façon qu'on a de percevoir les réminiscences d'un rêve étrange, quelques instants après l'éveil. Même si aucun mot ne lui venait en tête pour décrire précisément cette atmosphère, elle restait en lui comme l'image d'une brume épaisse qui avait hanté sa maison, sa ville, et son pays.

Michael n'avait donc véritablement connu son père qu'à son retour de la guerre. Il avait fallu du temps au petit garçon de cinq ans pour apprendre à appeler cet homme « papa », cet homme qui l'impressionnait beaucoup avec ses yeux clairs enfoncés dans les orbites, cet homme silencieux la plupart du temps, qui souriait rarement et parlait peu, cet homme aux mains calleuses et à cette allure de bloc de granit quand il partait de la maison pour prendre son poste de chauffeur de bus à la Southampton Corporation Transport. Mais avec les quelques années qui passèrent, tout comme l'Angleterre finit par se remettre sur pieds et retrouver son souffle, le petit Michael grandit, s'ouvrit au monde à mesure des mois qui passaient, et finit par reconnaître son père en cet homme impassible. Les Hales auraient pu devenir un foyer ordinaire du quartier ouvrier de Southampton, une famille sans histoire des années cinquante au Royaume-Uni, mais les voies du destin en avaient décidé autrement.

Un soir de septembre, la mère de Michael, femme de ménage employée par la municipalité, fut assassinée alors qu'elle revenait chez elle après avoir terminé son travail à la bibliothèque. Comment accepter le drame quand il est inexpliqué ? Quand aucune raison ne peut atténuer la souffrance du deuil ? Un meurtre gratuit, perpétré par un déséquilibré. C'est ce qu'avait conclu l'enquête. Le fou avait tué sa mère de douze coups de couteau, en pleine rue, sans même lui avoir adressé la parole, d'après les témoins qui, probablement marqués pour le reste de leur vie, avaient raconté la scène à la police. Douze coups de couteau qui avaient lacéré la chair innocente, l'avaient perforée comme on déchire une pièce de viande. Des coups assoiffés par le sang chaud qui dégoulinait sur le ventre, les cuisses, les jambes et les mollets. Des lames maniées par les mains d'un destin inexplicable, sans foi ni loi, dénué de toute logique. Sa mère était tombée au sol, en comprenant que sa vie prenait fin de la plus violente des façons, qu'elle allait dans quelques respirations se noyer dans le néant, qu'elle ne pourrait plus, jamais, embrasser ses enfants. Elle avait dû mourir dans une panique atroce, seule au plus profond de sa terreur, jusqu'au dernier souffle. Michael avait treize ans. C'était tellement loin, et tellement proche à la fois.

Il se souviendrait toujours de ce jour-là. Du jour où son père leur avait annoncé le drame, à lui et sa sœur. Il était rentré du travail, le visage livide. « Les enfants, il faut que je vous parle. » Il s'était assis à sa place habituelle, avait posé ses mains sur la table en les joignant comme s'il allait prier. Il les avait fixés l'un après l'autre, puis il avait dit cette phrase qui avait le pouvoir d'arrêter l'univers tout entier en un souffle : « Les enfants, votre mère est morte. »

Entre deux mondesWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu