Renaissance

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     Jason se lève ce matin-là avec un gout amer dans la bouche. Encore une journée de merde, la même que la veille, dépourvue de toute surprise, dénuée de saveur. Sa femme dort encore, un léger ronflement s'échappe de sa bouche entrouverte, un masque de sommeil couleur lilas recouvrant ses yeux clos. Comme chaque journée depuis des années – une éternité lui semble-t-il –, il se rend dans la salle de bain et procède à ses ablutions matinales. Il en ressort avec la mine morose des mauvais jours. Il sait à l'avance ce que sera sa journée. Il en connait chaque détours, chaque rebondissements si l'on peut dire.

     Judith se lève enfin, le visage aussi fatigué que sa coiffure. De son point de vu, elle ne fait plus le moindre effort pour lui. La passion de l'amour s'est ternie, ne laissant qu'une affection douce-amère, portée à bout de bras par la force de l'habitude. Avec un sourire hypocrite en réponse à son bonjour endormi, il se rend compte qu'ils n'ont plus rien en commun. Leur couple n'est guère plus qu'une agréable commodité à ses yeux.

     Les deux joyaux de son existence précèdent son ex-tendre moitié. Deux petites aux sourires angéliques et aux boucles blondes. Décidément, le destin s'est acharné contre lui, ses filles sont le portrait craché de leur mère. Qu'ont donc foutu ses saloperies de gènes ? Jenny et Julia l'embrassent sur la joue, non sans lui rappeler avec leurs petites voix adorables qu'il pique avec sa barbe qu'il se refuse à couper.

     « Jenny et Julia », soupire-t-il intérieurement.

     Quelle idée stupide de vouloir faire plaisir à son épouse en acceptant qu'ils portent tous un prénom en J. Rien de plus cliché et ridicule. Il lui en veut depuis toujours pour ce choix qu'il juge, encore aujourd'hui, puéril. Bordel. Gâcher ça, il fallait le faire pourtant. Judith a relevé le défi avec brio et un certain panache, il est bien obligé de le reconnaître.

     Après un ultime baiser, aussi froid et mort qu'un matin d'hiver canadien, sur les lèvres de Judith, il prend la direction de son bureau d'un pas traînant, écrasé par une monotonie qui sape insidieusement toute joie de vivre en lui. Il effectue le trajet par automatisme, perd son sang froid en ne trouvant pas de place adaptée à son mastodonte sur roue qui décidément refuse de loger où que ce soit, et se voit dans l'obligation de se garer de travers à deux pâtés de maison de son lieu de travail.

     Il pénètre dans la banque et le vigile lui adresse un petit signe de tête. Encore une journée durant laquelle il va brasser des sommes astronomiques, changeant des devises par millions pour de riches clients. Si l'opération l'avait émoustillé au début de sa carrière, ces rangées sans fin de chiffres défilant sur son écran d'ordinateur ne lui procurent désormais plus le moindre frisson. Ce ne sont que des suites de nombres ayant perdu toute signification à ses yeux. Tout comme sa voiture, il ne se sent plus à sa place. Il est tout simplement inadapté à cette vie qui est la sienne.

     Sa journée terminée, il décide de laisser son béhémoth mécanique à sa place et d'utiliser ses jambes pour se rendre sur la cinquième avenue. Il s'arrête face à une devanture, celle devant laquelle il fait le pied de grue depuis une bonne semaine durant une heure chaque jour. Il n'ose pas en franchir le seuil, pas plus qu'approcher cette fille merveilleuse à laquelle il pense constamment. Pénétrer cette boutique est un pas qu'il se refuse de faire, vers un inconnu qui l'effraie.

     Il observe la jeune femme servir un client. L'homme en ressort avec un sourire ravi vissé sur les lèvres et des étoiles plein les yeux. Jason en conçoit une certaine jalousie, insuffisante cependant pour qu'il ose entrer. La boutique est désormais vide de client et la jeune femme réorganise ses bouquets. Il se prépare mentalement à fuir, à se détourner pour rentrer chez lui comme tous les soirs. C'est à ce moment précis qu'une douce mélopée s'élève du Calliope et le frappe comme une lame de fond. Il se sent irrémédiablement attiré par cette voix divine qui le transperce, ne laissant qu'un maelstrom d'émotions en lui. Il se sent comme transporté et franchit d'un pas assuré la porte qui le sépare de la provenance de ce son merveilleux.

     Jason est là, juste devant elle maintenant. Il lui sourit et les yeux de la belle s'illuminent lorsqu'elle le reconnait. Son cœur bat la chamade et il ne sait que dire, il est comme un enfant devant elle, totalement désemparé et peu sûr de lui.

     — Vous êtes venus finalement ! se réjouit la beauté en se penchant vers lui.

     — Désolé, je n'ai pas pu me libérer plus tôt, j'ai eu quelques... empêchements, répond-il avec un haussement d'épaules.

      Il rêve d'avoir le courage de l'inviter à aller prendre un verre afin d'en apprendre plus sur elle. Il ressent un besoin impérieux d'être en sa présence, d'en savoir le maximum sur elle. Sa lumière l'attire comme un papillon de nuit. Loin de s'en affoler, il désire, au contraire, s'y brûler les ailes, s'immoler auprès de sa glorieuse présence.

      Thelxinoé s'approche de lui et se saisit de sa main. Sa peau est douce et fraîche, aussi légère qu'une plume, presque inconsistante. Ce contact physique est un coup de fouet pour Jason. Son esprit est comme aiguisé par ce toucher revigorant et il se sent éclore à nouveau à la vie. Il lui sourit tandis qu'elle lui parle de son activité et il remarque que sa main n'a pas quitté la sienne. S'armant de courage, il saute le pas et l'invite à aller prendre un café. À sa grande surprise, la jeune femme accepte avec joie et c'est ensemble qu'ils quittent la boutique.

      Jason est ravi, il n'en espérait pas tant et pourtant il semble que la chance lui sourit outrageusement. Il sait à présent comment pimenter son existence terne et morose. Elle est la clé qui le sortira de son carcan d'ennui, son moyen d'évasion, la lumière au bout de son tunnel de ténèbres.

      Ils passent deux heures délicieuses à faire connaissance et à parler de tout et de rien, refaisant le monde dans leur coin, mais surtout ensemble. Ils ont tant en commun, bien plus que ce que Jason partage avec Judith. Un léger remord l'envahit lorsqu'il pense à son épouse, rapidement balayé par la voix de Thelxy qui rit à l'une de ses blagues. Il remarque avec délice les regards des autres hommes sur eux, bavant littéralement de jalousie.

     La parenthèse se termine abruptement. Il lui faut rentrer à présent s'il ne veut pas que sa femme ne se pose de questions sur ses activités. Il peut aisément expliquer deux heures de retard en prétextant une surcharge de travail, mais guère plus. Ils se séparent à regret avec un baiser sur la joue. Malgré tout, il ne tient plus en place, elle a promis de remettre ça très vite et les numéros sont échangés. Il va la revoir, c'est tout ce qui compte pour lui à présent. 

ThelxinoéTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang