Tsukumogami

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Une soif dévorante le tira de son sommeil. Un peu désorienté, il se leva et fit quelques pas dans l'obscurité du dojo, attentif aux bruits qui lui parvenaient : le cri d'un oiseau nocturne, déchirant le silence, le murmure continu de l'eau dans le jardin qui entourait la maison, les craquements du bois sous l'assaut du vent... Aucun bruit humain. Il avala sa salive, tendu, nerveux. Cette soif intolérable. Il devait faire quelque chose pour l'apaiser.

Une dizaine d'hommes vêtus d'habits sombres. Tous assis en cercle au premier étage du ryokan [1], autour de la lumière fantomatique d'une unique lanterne, ils attendent. En bas, l'un d'entre eux monte la garde, et pourtant la tension dans l'air est palpable. Personne ne parle, on n'échange pas même un regard. On l'attend.

Il fit glisser le shôji [2] sans un bruit et se faufila dehors, se fondant dans l'obscurité comme une créature qui regagne son élément. Devenant lui-même une partie de la nuit. Un court instant, le miroitement de la lune sur la pièce d'eau accrocha son regard mais il se détourna. Boire ne changerait rien. Ce n'était pas ce genre de soif.

Un homme pénètre dans la salle d'un pas assuré et la tension monte encore d'un cran. Tous les regards se tournent vers lui et le silence devient encore plus épais. On n'entend pas même un froissement d'étoffe. Apparemment indifférent – ou peut-être accoutumé à être au centre de l'attention – l'homme s'agenouille auprès des autres et déroule une carte sur le sol. D'une voix nette, habituée au commandement, il désigne les points stratégiques, donne des ordres. C'est pour bientôt. Dans quelques heures, quand tout Edo [3] sera plongée dans le sommeil, alors les Ishin Shishi [4] agiront. Ils ne sont qu'une poignée mais la conviction de tenir l'avenir au creux de leurs mains les anime d'une flamme sacrée.

Du sang. Il lui fallait du sang pour apaiser sa soif. Il avait besoin de tuer. De voir son reflet dans le dernier regard terrifié de sa victime, de goûter sa peur. Il s'en délectait d'avance. Comme une ombre, il se glissa sans bruit le long des maisons, à la recherche de sa proie. Une jeune fille. Cela seul pourrait le satisfaire. Une âme tendre à briser, une vie à voler avant son plein épanouissement.

Un cri, brusquement interrompu, comme tranché par une lame. A l'étage, tous s'immobilisent : ils ont reconnu la voix du guetteur. Le temps se suspend un instant avant que les évènements ne se précipitent : la porte vole en éclat sous la poussée d'un groupe de personnes en kimono bleu et les Ishin Shishi tirent leurs sabres du fourreau. « Les Loups ! » « Ce sont les Loups de Mibu ![5] »« Tue ! Tue ! » La lanterne se renverse et le tapis prend feu. Les lames s'entrechoquent avec des tintements métalliques, le sang gicle. Des hommes tombent des deux côtés dans un concert de cris de guerre et de râles.

Un crissement sur le gravier. Il s'immobilisa, les sens en éveil. Au bout de la rue, une vague lueur apparut, se précisa. Une lanterne dansant au bout d'un bâton. Bientôt, une silhouette en yukata [6] se dessina et il banda ses muscles, prêt à bondir. L'excitation l'envahit, faisant courir des frissons de plaisir sur sa peau, et toute pensée déserta son esprit, laissant place à un enchaînement de réactions animales guidées par la soif. Inconsciente du danger mortel qui la guettait, la jeune fille marchait à petits pas, le tissu coloré de son yukata battant contre ses mollets à la même cadence que le balancement de sa lanterne, ses longs cheveux roux répandus sur ses épaules. Ah, cette chevelure... C'était comme...

Le silence a succédé au fracas de la bataille. D'une voix brève, le chef du groupe shinsengumi donne des ordres pour faire place nette. Le sol est jonché de corps et l'incendie, mal maîtrisé, couve encore à certains endroits. Dans l'encadrement de la porte, une silhouette se dessine et l'un des Loups lui fait signe d'approcher. Hésitante, la jeune femme aux cheveux teints en roux fait quelques pas dans la pièce, regardant autour d'elle comme si elle cherchait quelque chose – ou quelqu'un.

A terre, l'un des Ishin Shishi la reconnaît et son poing se serre sur le manche de son sabre. Elle ! Il esquisse un mouvement mais ses forces l'abandonnent déjà et il ne peut que fusiller du regard celle qui les a trahis. Son sabre roule sur le sol quand il rend son dernier soupir et la jeune fille se penche pour le ramasser. La lame semble vibrer encore de l'excitation de la bataille.

Elle n'avait même pas eu le temps de crier. D'un mouvement ample et net, il lui avait tranché la gorge et le sang qui jaillissait l'éclaboussait comme une fontaine rouge. Il lécha la goutte qui atterrit à la commissure de ses lèvres. Divin nectar. Le corps s'effondra et il contempla un instant la jeune fille étendue, entourée du halo de flamme de sa chevelure, une expression d'intense surprise à jamais figée sur son visage. Puis il tourna les talons, sa soif apaisée.

- Encore un crime, on se croirait revenu au temps du bakumatsu [7].

- Que fait le gouvernement ?

- C'est effrayant... et toutes des jeunes filles dans la fleur de l'âge, quelle tragédie...

- Quand je pense que ma petite-fille était hier soir au matsuri [8]... Ça aurait pu être elle !

Un jeune garçon traversa la cour en traînant les pieds et l'une des deux commères l'apostropha :

- Yahiko ! Si tu n'as rien à faire, va donc nettoyer les sabres dans le dojo ! Il y en a un qui est en train de rouiller !

Le garçon fit demi-tour, toujours en traînant les pieds, et fit coulisser la porte du dojo. Saisissant un chiffon à l'entrée, il se dirigea vers le fond de la pièce et saisit l'arme la plus proche. Un katana ayant appartenu à son grand-père, avant qu'il ne se fasse tuer par les derniers partisans des Tokugawa [9].C'était tout ce qu'on avait retrouvé de lui sur le lieu de la bataille, à Edo. Fièrement, il tira l'arme du fourreau et la brandit, s'imaginant face à Saïto [10] lui-même.

- Cesse de faire le pitre ! le rabroua l'autre commère avant de reprendre sa discussion.

Soupirant, le garçon commença à frotter sans conviction la lame qui portait effectivement des traces brunâtres. Plutôt que de la rouille, ça ressemblait à du sang séché... Étrange, songea-t-il. Cette épée n'a pourtant pas servi depuis des années...


(Au bout d'une centaine d'année, certains objets s'éveillent à la vie. On les appelle des Tsukumogami.)

[1] Auberge

[2] Porte coulissante

[3] Ancien nom de Tokyo

[4] Partisans de l'Empereur, artisans de la restauration Meiji au XIXème siècle

[5] Surnom du Shinsengumi, la police du Shogunat (gouvernement précédant la restauration de l'Empire)

[6] Kimono d'été

[7] Période de troubles à la fin du Shogunat, avant la restauration Meiji.

[8] Sorte de fête foraine

[9] Nom de famille des derniers Shoguns

[10] Un des chefs de section du Shinsengumi

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