Chapitre 1 : Fouillis Cohérent

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Une région reculée dans les terres, comme sculptée dans le temps, fixée par un soleil intense que l'on suppose se trouver au-dessus de la grande cité enfouie d'Umb et dont personne n'ose jamais s'approcher en raison de sa conception déraisonnable, semble épouser la géométrie.

Tout y est adjacent et impersonnel, et les villes qui trônent au-delà des grandes vallées plongeantes ne sont que des amas de maisons d'été traditionnelles à cheval les unes sur les autres. Une véritable dégénérescence d'un village du sud de l'Europe tels qu'on les connaît, en somme.

Les foyers, faits de briques de pierre du blanc le plus pur qui soit et de tuiles typiques d'argile clair, s'enchevêtrent pour donner lieu à des réunions de ruelles biscornues sans queues ni têtes infiniment étroites. Les fenêtres ne répondent à aucune logique établie, et donnent le plus souvent sur des angles droits, des recoins néanmoins passionnants.

Les gouttières s'entremêlent et se dénouent, les escaliers se croisent. L'état des murs et la végétation urbaine bien entretenue sont les premiers témoins d'une vie légère, quelle qu'elle soit, bien que, dans l'une de ces villes, les maisons aient l'air plus paisibles et l'air y paraît plus frais. Ceci est dû aux murmures d'une poignée de philosophes et d'historiens repliés sur leurs esprits, appartenant à des nations bien plus lointaines, à propos d'Umb et de ses souterrains rocheux. C'est suffisant pour dissuader les colporteurs qui oseraient malgré tout s'aventurer dans ces contrées de mettre un pied dans cette supposée folie et les rares bateaux marchands d'accoster au niveau des docks pourtant très joliment agencés, avec de petites cabanes en bois et des rives à peine aménagées reliées par des chemins à des tas bien formés de maisons sur pilotis.

Personne ne connaît personne d'ici. Personne n'y a un oncle aux phrases douteuses ou de grand-mère généreuse. Les lumières aux fenêtres le soir laissent bien passer quelques silhouettes qui finissent en ressac, qui noient les rares étrangers qui les aperçoivent sous un torrent d'idées insondables tant elles s'échouent si futilement aux alentours des plantes sur les balcons.

On ne compte plus les échafaudages et le nombre confus de tiges de fers qui maintiennent les parties inférieures en arc-de-cercle de la tour au sud-ouest de la ville. Cette tour biscornue, couverte de balcons, de terrasses, de portes, de jardins miniatures, d'ouvertures, est l'épicentre même de l'atmosphère étrangement apaisée qui règne dans les rues et sur le pas des portes.
Aux trois quarts de cette tour irrégulière, peu avant la flèche qui la surplombe mais avec assez d'étages au-dessus pour se sentir écrasé, vit un vieil homme nommé Flavius.

Malgré l'aspect pâlichon des silhouettes que l'on aperçoit le soir, son teint bronzé donne l'impression qu'il a affronté toutes les mers, défié toutes les jungles et arpenté tous les déserts bien qu'il n'ait plus quitté l'étage de sa tour depuis longtemps, qui a d'ailleurs une vue imprenable sur le centre-ville. Mais il porte quand même une grande attention à son apparence et dégage une très grande sérénité, en témoignent sa barbe grisâtre en pointe bien fournie, taillée avec soin et possédant des défaillances que Flavius ne cherche même pas à cacher et ses cheveux mi-longs très épais, de l'exacte même couleur et coiffés en arrière. Sa carrure opulente est donc très loin de faire de lui un pourceau.

Le vieil homme meurt d'envie d'explorer à nouveau la grande cité ensoleillée qui s'étend devant lui, mais à l'instant où il descend pour sortir par la porte au pied de la tour, tout paraît plus terne. Non pas que les rues ne soient pas comme il les voit de là-haut ou comme il les imagine en puisant dans des souvenirs datant maintenant d'un peu plus d'une décennie en arrière, mais les rideaux des fenêtres se ferment dans son sillage au bout de deux ou trois pas. Les animaux sont rentrés, les rires d'enfants ne retentissent plus, et les silhouettes bruyantes à l'intérieur des maisons laissent place à un silence morbide.

Sa dernière sortie remonte à onze ans. Avant la dernière, il avait essayé, maintes et maintes fois. Mais plus rien n'avait de saveur lorsqu'il commençait à marcher et que tout s'alourdissait.
Les gens parlaient de faits étranges, transmis aussi rapidement qu'une rumeur, qui infectaient de plus en plus de quartiers au fil des années et qui trouvaient leurs racines dans ce que certains fanatiques appellent encore des prouesses mentales, mais qui restent pour les habitants une immense source de questionnement et d'inquiétude.

Flavius a toujours vécu ici. Il n'a jamais quitté ces lieux. Pourtant, il semble toujours être le même vieillard. Il ne prend aucune ride, ne s'affaiblit pas physiquement comme psychologiquement au fil des années et a un souvenir précis de chaque moment passé avec chaque voisin. Tout est flou, pour tout le monde, et tout le monde semble d'accord pour dire que tout le monde a toujours connu un vieillard. Même les plus anciens, qui n'ont plus toute leur tête et qui habitent dans des coins un peu plus éloignés de la tour cherchant la paix, jurent avoir le souvenir de cette barbe grise et de cette aura de plénitude en pensant au vieil homme isolé et à leurs jeunesses. Tous s'accordent à dire que le sentiment ressenti est une espèce de nostalgie inquiétante, de papillons dans le ventre bien trop agités.

Aussi, son petit appartement, semblable à tous les autres de sa tour, recèle apparemment bien des mystères et est sujet à énormément d'interrogations. L'on entend parfois, le matin ou la nuit mais jamais l'après-midi, des bruits autour d'endroits ne contenant raisonnablement et rationnellement aucune pièce ni aucun placard. Depuis des bouts de murs normalement creux, des petits interstices oubliés entre le plafond et le sol de l'étage où vivait Flavius, laissés par la forme parfois quasi triangulaire des appartements. On jure entendre son pas assuré, les grommellements naturels d'un homme de son âge ou encore lui qui trifouille ses affaires. Les odeurs qui arrivent au nez de ses voisins sont décrites comme étrangères, inconnues, aucunement similaires à ce que l'on a toujours connu jusqu'à présent, venant sûrement de différents parages à l'autre bout de l'univers. Cela et sa carrure montrent que la nourriture n'est pas un problème pour l'aîné, que l'on n'aperçoit jamais aux abords des vitrines et ce même au-delà de sa dernière sortie. La propriétaire de l'épicerie à quelques mètres en face de la tour, qui devenait à peine adulte à l'époque, dit ne pas l'y avoir vu depuis une quinzaine d'années, à partir du moment où les événements commençaient à se produire et lorsque les témoignages commençaient à fleurir.

Avant que Flavius ne soit pris par le courant des accusations devenues tacites requises contre lui, celui-ci montrait une connaissance infinie de certains détails précis de la vie de n'importe lequel de ses interlocuteurs. Qu'il soit une brève connaissance, ou un ami de longue date avec lequel sa relation s'effrite au fil du temps en raison des rumeurs flottantes, c'est bien la seule erreur qu'avait pu commettre le doyen de la tour. Imaginer un moment que constamment parler des autres aux autres était la solution pour empêcher ses amis les plus chers de s'éloigner. Dans des conversations qui ressemblaient plus à des monologues intenses, Flavius amenait sur la table certaines madeleines de Proust de leurs enfances, décrivait les odeurs des fleurs du jardin familial de son confident du dix-neuvième, racontait avec une précision folle les anecdotes d'écoliers de celui qu'il considérait comme son frère au trente-quatrième et espérait en rire avec lui. Aucune couleur ni caractéristique ne lui échappait. Une fois, pour prouver ses dires et pensant encore que ceux-ci auraient pu fasciner son audience, il amena avec lui une poche pleine de peinture fabriquée en une nuit, de l'exacte même teinte vert bouteille du volet de la maison d'une gentille dame d'une une rue qu'il ne connaissait pas et qu'on lui eut attribué pour mesurer l'étendue de sa connaissance. Sans jamais avoir pu jeter un œil à son modèle de base, il avait repeint son volet à l'identique, à l'écaillement près, et avec ce petit trou au milieu à droite qu'elle avait fait faire pour y attacher le fil de son linge autrefois, car elle ne l'étendait que pendant la nuit, les volets fermés.

Certains disent que ce fut le point de départ, que l'apparition progressive de ces tranches de vie dans des conversations monotones, il y a maintenant quinze ans, furent une limite franchie.

L'isolé FlaviusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant