Chapitre 2 : Fervente Collision

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Flavius ne se sent pas en colère. Ce fut la période la plus difficile à vivre, certes, et les portes du dix-neuvième et du trente-quatrième restent fermées, ce qui le chagrine énormément, mais le vieillard remet la faute sur lui-même. Il a le sentiment d'avoir tout gâché. Il ne peut plus se regarder dans un miroir. L'imaginer se regarder avec des yeux extérieurs le rend malade. Plus qu'une haine envers son corps, il hait sa démarche, son attitude, sa forme, ses mots, ses réflexions. Il ne peut plus s'envisager heureux, dans aucune de ses projections mentales. Sa tête s'échauffe à cause d'un flot de pensées permanent. Il est coincé. Il voit bien que tout le monde le déteste. Il se déteste.

Actuellement et depuis onze ans, ses journées sont plutôt bien remplies. On ne cesse d'entendre du bruit, de sentir des odeurs, et même si l'on rase les murs lorsque l'on passe par son étage pour monter encore plus haut, les enfants qui autrefois ne prêtaient aucune attention à toutes ces histoires, entendent et écoutent désormais les avertissements de leurs parents sur celui que l'on nomme l'isolé Flavius. C'est du moins ce qu'il arrive à déduire car bien qu'il ait une connaissance totale des choses brutes, il ne peut, pense-t-il, cerner quelque chose d'aussi complexe que les émotions. Après tout, il n'a été en contact qu'avec la peur, la méfiance et le mépris des autres depuis que ces bouleversements sont apparus.

Alors qu'il trifouille encore ses affaires pour chercher ce que lui seul sait, des bruits de pas lourds se font vigoureusement entendre de l'autre côté de la porte d'entrée. Peu commun lorsqu'on sait à quel point les voisins évitent l'étage comme la peste. Dans la foulée et ne faisant plus aucun geste pour essayer d'écouter ce qu'il se passe, Flavius jure avoir entendu frapper à la porte. Instinctivement pris de vertiges et fortement tourmenté, il reste immobile , et ce pendant plusieurs minutes, comme figé au milieu d'une tornade de calculs, que les autres ont du mal à assimiler, et qui font trop penser pour bouger.

L'extérieur n'est pour lui que ténèbres. Un brouillard calme et plat qui défile à toute vitesse au gré des entités, des retards, des urgences, des déambulations festives, des catalogues d'idées restées enfermées entre ces couloirs. Il est pourtant bel et bien en train de recevoir de la visite. Qui que ce soit, il, elle, ou autre, sait pertinemment que le vieil isolé est ici. Flavius ne ressent pourtant rien. Tout est flou car, pour la première fois en onze ans, il n'a aucune idée de ce qui se passe et de qui peut bien vouloir le voir. Son astronomique connaissance connaît désormais sa première faille, et les ténèbres flottant se transforment en une intrigante écume.

En fin de compte, Flavius se presse d'ouvrir la porte et sentit une impulsion de chaleur traverser l'intégralité de son corps. Cette même chaleur hospitalière qui nous fait aimer les douches à la limite du bouillant, même les soirs d'été, et qui recouvre de buée et de vapeur les affaires de beauté et les moindres recoins de placard, là où se perdent les odeurs des flacons de lessive, où les serviettes s'embourbent en siphon au pied des étagères, et où l'on ne voit que du rose quoi qu'il arrive. La sensation ressentie est identique à celle de ces soirs-là, où l'on converse avec la mousse à propos de nos peurs enfermées, de notre retard supposé dans la vie, de ce que l'on devrait faire si tout était normal, au rythme lent des gouttelettes qui s'écoulent sur les parois, sur les carreaux, en perdant un bout d'elles-mêmes à chaque centimètre, à chaque progrès. Pourtant, rien. Le même néant, mais bien plus émouvant et à la traînée savonneuse. L'énergie dégagée lui apparaît comme une chaleur retenue depuis très longtemps par et entre les roches d'une caverne perdue.

A l'arrivée et bien qu'il veuille se convaincre du contraire, l'une des odeurs habituelles n'est plus la même. Les odeurs de tous les jours vivent l'arrivée d'une nouvelle venue, une sorte de mélange entre de la lavande et du citron, donnant naissance à une irritante douceur. Flavius titube en arrière sur quelques pas avant de s'affaisser doucement sur le bord de son lit au niveau des oreillers. Il se rend bien compte que quelque chose a changé. Que de nouvelles portes s'ouvrent en lui. Qui vient de franchir le palier pour taper à sa porte, tout ça pour s'enfuir aussitôt ? Juste une blague ? Non, tout le monde s'accorde sur le même mépris, parfois sur de l'effroi, à la simple mention du vieillard. Où en est-on ? Pourquoi ne peut-il déceler aucune connaissance, n'a-t-il pas la possibilité de trouver, en dépit de tous ses efforts, le moindre savoir concernant l'identité de l'anomalie chaleureuse ? Plus les questions s'enchaînent, et plus Flavius se sent rassuré. Il n'avait plus été, le temps d'un instant, l'être omniscient qui avait fait fuir tous ses amis. Voilà ce qu'était la première chose que cette rencontre, paraissant sortir de profondeurs inconcevables, lui eut offerte.

Tous ses membres s'assouplissent et tombent peu à peu sur son lit. Il arbore un grand sourire qui laisse une vue magnifique sur sa denture bien conservée et commence à comprendre maintenant de quel cadeau il avait hérité avec cette rencontre. Une idée lui vient des tripes; mais bien sûr ! Si personne ne veut de son aide alors c'est l'aide qui viendra à tout le monde ! Il se sent prêt à dire ce qu'il a toujours voulu dire sans trouver les mots. Il écrirait ce que les gens doivent savoir, le reproduirait autant de fois qu'il le faudra, et irait le distribuer lui-même dans chacune des boîtes aux lettres de la ville, le service de poste ne voulant plus entendre parler de lui depuis qu'il a retiré la sienne sans prévenir et que les enveloppes officielles, les seules qu'il reçoit, s'entassent dans le couloir labyrinthique de son étage. D'une pierre deux coups, il essaie d'éviter de recevoir des papiers dont il connaît déjà le contenu avant même qu'ils ne soient rédigés et de se faire oublier.

Dans un dernier effort, il s'attable, prend sa petite valise faite de paille contenant quelques feuilles de papier et commence, en harmonie avec le ballet des lucioles dans son ventre et avec un vieux stylo noir usé qui traînait là, à rédiger ce qui lui tient tellement à cœur. Tout le monde doit savoir.

L'isolé FlaviusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant