1. Grand Bank

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Le paysage défilait devant moi, d'un côté plat et rocailleux qui formait un mur naturel de roc, de l'autre entièrement perdu dans un horizon infini tranché par une fine ligne régulière entre un ciel limpide en haut et l'Atlantique en bas.

Nous longions la falaise depuis ce qui me semblait être des heures, toujours en bordure de cet océan interminable d'un bleu si profond qu'il me semblait noir et sans fond.

L'océan me terrifiait depuis longtemps, maintenant.

Pour moi, il était ce que les limbes et les abysses étaient aux chrétiens.

J'évitais donc de le regarder, même si fixer les lignes blanches de la route accentuait encore plus le mal du transport dont je souffrais que si je m'étais contenté d'observer cette espèce de marre saline infinie sur ma droite.

– Hâte d'arriver? Me souffla ma tante avec une bonne humeur que j'estimais exagérée.

La dernière fois qu'elle et moi nous étions vus, c'était lors du réveillon de Noël quatre ans plus tôt alors qu'elle était en pleine phase de divorce. Ses deux enfants passaient les fêtes chez leur père et comme elle était seule, mes parents avaient acceptés son invitation à aller passer toute une semaine en sa compagnie. Ces sept jours resteraient gravés dans ma mémoire comme étant les plus longs, froids et les plus ennuyeux que j'avais passés durant toute mon existence.

– Mmm... Fis-je pour toute réponse.

Elle me jeta un bref coup d'œil avant de retourner à la route.

– Terry et Lorraine seront là, m'informa-t-elle, heureuse. Ils passent les vacances d'été à la maison. Ils ont hâtes de te voir.

Je retins de justesse une grimace.

Je doutais fort que Lorraine ait « hâte » de me rencontrer. Je ne l'avais vue que cinq ou six fois ces dix dernières années et de ce que j'avais entendu des brèves conversations téléphonique entre mon père et ma tante, elle avait encore moins l'esprit de famille que moi, ce dont sa mère se plaignait. Quand à Terry, le cauchemar de toutes mes nuits d'enfance, je me demandais simplement si le mot « hâte » se rattachait à « hâte de me rendre la vie infernale ».

Enfant, je passais presque toutes mes vacances d'été chez Tante Marjorie.

La dernière fois, c'était quand Terry m'avait poussé du haut de la falaise et que j'étais tombé dans l'océan. C'était un pêcheur qui avait plongé pour me sortir de l'eau alors que j'étais inconscient. Je ne me souvenais plus de la raison qui l'avait convaincu que de me projeter tête première dans l'océan Atlantique serait la bonne solution pour résoudre ses problèmes, mais le résultat était là : je vouais désormais une haine tenace envers mon cousin et ce dernier semblait me la rendre au centuple sans que je sache pourquoi. Après tout, je n'avais jamais déballé toute l'histoire et l'événement était passé pour un « accident ». Par la suite, chaque fois que j'avais croisé Terry dans une fête familiale ou une simple visite, j'avais senti mon ventre se nouer de peur et mes genoux s'affaiblir. La sueur recouvrait mon front et je devais m'éloigner pour éviter de tomber dans les pommes.

J'avais évité la présence de Terry ces cinq dernières années, mais j'avais seize ans, à présent; je n'étais plus un enfant. J'avais passé le stade d'être facilement impressionnable.

– Je crois que le petit ami de Lorraine doit être arrivé, à présent, m'informa tante Marjorie. Il s'appel Kevin. Un gentil garçon, tu devrais l'apprécier. Il est plutôt calme et effacé comme... heu... comme personne.

« Comme toi » furent les mots qu'elle ne dit pas, mais dont j'étais sûr qu'elle pensa. Effacé, l'étais-je vraiment?

J'étais d'un naturel calme et renfermé, oui.

La Mémoire BleueWhere stories live. Discover now