Chapitre 6 : Anya

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Chapitre 6 : Anya

La tête dans ses livres de compte, Anya soupira. La situation était plus critique qu'elle ne le pensait. L'incendie de l'entrepôt n'avait eu lieu qu'à peine une semaine auparavant, mais les pertes de que les Draconis enregistraient étaient déjà énormes, bien pires que ce qu'elle avait anticipé. Pour commencer, toutes ses salons de jeux, tavernes et maisons closes, gérés par Maden et Soaz, tournaient au ralenti. Elle avait déchargé ces responsabilités sur Octav et Rim contre son gré, mais il fallait bien avouer qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autre très doué pour la gestion et la finance. C'était à se demander si Rim savait compter, tant ses travaux étaient illisibles et constellés d'erreurs. Anya perdait de précieuses heures de sommeil à repasser derrière lui et à corriger toutes ses bourdes. Cela dit, elle l'aurait fait même s'il avait été doué : elle n'avait plus aucune confiance en lui. Il était jeune, insouciant, inconstant et souvent endetté. Un profil idéal à corrompre, en somme. La stratège ne pouvait s'appuyer que sur Octav, et encore. Elle lui faisait plus confiance qu'à quiconque, et lui confierait sa vie sans hésiter, mais une part de son esprit ne pouvait s'empêcher de douter. Il avait peut-être laissé échapper l'information sans y prendre garde, ou bien on le faisait chanter. Il n'aurait pas agi pour l'argent cela dit, ce n'était pas son genre, il avait trop de principes pour ça. Cet homme était pétri de valeurs en tout genre, ce qu'Anya ne parviendrait jamais à comprendre. Les seuls objectifs qu'elle servait était son ambition, sa cupidité et, dans une moindre mesure, les Draconis. Octav, lui, était dévoué corps et âme au gang, mais aussi à sa famille, à ses amis, à Anya elle-même... Elle lui en était reconnaissante bien sûr, elle dormait bien mieux en le sachant dans les parages, mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que sa morale était une faiblesse : un jour ou l'autre, quelqu'un menacerait sa famille pour l'atteindre, et ce jour-là, elle mettait sa main à couper qu'il trahirait la terre entière pour la récupérer. Elle le savait car elle-même aurait agi ainsi si avait voulu le briser. Elle, en revanche, aurait laissé mourir Sonja, la femme qui l'avait élevée, sans le moindre scrupule. Elle savait que la vieille dame ne lui en aurait pas voulu, après tout, c'est elle qui lui avait inculqué de toujours se montrer impitoyable. Au fil des années, elle avait ainsi amassé assez de secrets sur les Zmeirans, mais aussi sur sa propre équipe, afin d'avoir des moyens de pression sur eux. On n'était jamais trop prudent.

Excédée, Anya grogna et repoussa les factures qui trainaient sur son bureau d'ébène. Sa patience avait des limites, et l'incompétence crasse de Rim la poussait très vite dans ses retranchements. Si elle ne voulait pas épuiser ses nerfs, il faudrait qu'elle embauche un comptable. Les enjeux devenaient trop importants pour les confier à des amateurs. Rim était certes un excellent soldat, mais c'était un gestionnaire pitoyable. Elle ne pouvait pas risquer aussi bêtement la pérennité des Draconis.

Cela faisait déjà plusieurs heures que la nuit était tombée sur la Cour des Miracles quand Anya décida d'aller faire un tour pour se dégourdir les jambes. Une petite promenade nocturne ne lui ferait pas de mal et elle en profiterait pour passer voir la vieille Sonja. C'est elle qui lui avait appris toutes les ficelles du métier après tout, elle saurait peut-être comment la tirer du mauvais pas dans laquelle les Draconis se trouvaient. Dire que sans ce stupide traître, ils auraient eu un merveilleux stock de feu grégeois à leur disposition, avec lequel ils auraient pu mettre le port à feu et à sang. Cela aurait enfin été l'occasion de s'accaparer des derniers territoires des faubourgs encore intégralement sous la coupe des Zmeirans. Quel gâchis.

Au milieu des badauds qui parcouraient les rues le sourire aux lèvres et l'haleine embuée de mauvais alcool, Anya détonnait. Son long manteau noir et ses mèches sombres qui flottaient au vent la faisait passer pour un spectre, voire la Faucheuse elle-même. La jeune fille ne croyait pas à ces superstitions pour deux sous, mais la majorité des habitants de Reijnam étaient de fervents croyants des pseudo-déesses de la ville, la Fortune et la Faucheuse. De vulgaires allégories de la chance et de la mort selon Anya, de véritables divinités pour les plus naïfs. Les noctambules s'arrêtaient parfois pour fixer son obscure silhouette fendre le vent ; dans un autre contexte, Anya leur aurait probablement fait les poches. Pour être si facilement distraits, ils étaient forcément étrangers aux faubourgs, voyageurs d'une soirée venus s'y encanailler. Mais pas ce soir. Ce soir, elle avait des préoccupations plus urgentes que le maigre profit que cette entreprise lui rapporterait. Il y avait un entrepôt à reconstruire, de nouvelles munitions à voler, un plan à mettre en place pour se venger des Zmeirans... Sans compter le traître qui prospérait encore très certainement dans ses rangs et Ema qu'elle avait envoyé dans la gueule du loup. Ou plutôt du kraken. Elle éprouvait une tendresse inexplicable pour cette petite, elle lui faisait parfois songer à elle plus jeune. Si elle avait grandi dans un foyer aimant et stable, Anya aurait probablement finit comme elle, souriante et ne perdant jamais espoir, même face à l'adversité. Mais elle n'était pas mécontente d'avoir été élevée par une maquerelle, au milieu du crime et de la violence : ces épreuves l'avaient forgées, elle n'en ressortait que plus résistante et plus impitoyable. Et c'était tout ce qui comptait vraiment ici. Dans les faubourgs, les gens ne voyaient pas un sourire comme une marque de politesse, mais comme une faiblesse et une invitation à être dépouillé. Et Anya était tout sauf faible.

De cendres et de veninOù les histoires vivent. Découvrez maintenant