Chapitre 1 : Anya

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Chapitre 1 : Anya

L'odeur âcre du souffre chatouillait les narines d'Anya. Les incendies étaient monnaie courante dans les faubourgs de Reijnamn, mais ces jours-ci, ils se multipliaient à une vitesse alarmante. Peut-être était-ce lié aux expérimentations des équipes d'Anya, qui avaient récemment subtilisé des stocks de salpêtres aux alchimistes royaux. Peut-être. Mais ce n'était qu'un désagrément passager, négligeable face aux bénéfices qu'elle en tirerait si elle parvenait à en faire du feu grégeois. Avec une telle arme à disposition, les Draconis feraient honneur à leur emblème et il y avait tout à parier que ces pouilleux du gang rival des Zmeirans arrêteraient un temps d'empiéter sur leur territoire. Un temps seulement, car la jeune fille n'était pas assez naïve pour se figurer la paix dans les faubourgs – si tant est qu'on puisse parler de paix dans ces terres de non-droit gangrénées par tous les rebus de la société. La vieille Sonja lui répétait depuis son plus jeune âge qu'elle était trop idéaliste et qu'elle devrait se contenter de ce qu'elle avait à sa disposition. Mais elle se trompait lourdement : Anya n'était pas une idéaliste. À vrai dire, elle posait très certainement sur le monde un regard plus sombre que n'importe qui. Elle était simplement dévorée d'ambition et se servait volontiers du délabrement de la ville pour assoir son pouvoir et assouvir sa cupidité. Elle n'était pas plus idéaliste qu'elle avait des ailes, c'était même probablement l'une des plus grosses pourritures de la Cour des Miracles. En attendant, son absence de scrupules lui avait permis de survire dans cet univers violent et même d'atteindre les hautes sphères de la pègre reijnamnoise à seulement dix-huit ans. Il n'était pas dit qu'elle aurait atteint cet âge avec un code moral.

La fumée commençait à l'inquiéter. En temps normal, Octav, son second, aurait déjà dû prendre les choses en mains. Plus que le souffre, c'était l'odeur du mauvais coup qui flottait dans l'air. Et s'il y avait bien une chose qu'Anya détestait, c'était que ses plans ne se déroulent pas comme prévu. Il s'agissait probablement d'un gamin des Zmeirans, envoyé dans les parages pour laisser traîner ses oreilles et semer le chaos. Elle espérait que ce n'était pas le cas, il était toujours désagréable de s'en prendre aux enfants – à défaut d'être innocents, ils restaient tout de même inoffensifs face aux gros bras des Draconis. Et contrairement à ce qui se murmurait sur son passage, Anya n'était pas un monstre : même elle n'appréciait pas faire pleurer les enfants.

Un léger soupir s'échappa de ses lèvres : elle allait – encore – devoir faire tout le travail elle-même, elle le sentait. Parfois, elle avait vraiment l'impression de travailler avec une bande d'incapables. Lasse par avance, elle attrapa son manteau de laine noire d'un geste vif, chaussa ses bottes de cuir et quitta à regret son bureau. Situé au premier étage de la taverne attitrée des Draconis, le Dragon Vert, il était idéalement situé pour qu'elle puisse observer la Cour des Miracles, cette zone trouble de la ville, sans se déplacer d'un pouce. Enfin, en théorie. Tous les immeubles de la rue, qui abritaient salons de jeu, maisons closes et autres usuriers appartenaient aux Draconis, en grande partie grâce à elle, et ils faisaient la fortune de l'organisation. Une fois dans la rue, ses bottes battant le pavé instable et sa chevelure de jais flottant sur ses épaules, Anya se dirigea d'un pas vif vers les recoins les plus sombres de la ville. Si ici, elle était à la limite des faubourgs, où les bourgeois osaient encore s'aventurer pour s'encanailler, plus on y pénétrait et plus on risquait de tomber dans un coupe-gorge, où il n'était pas dit qu'on retrouve un jour votre cadavre au milieu de toutes les immondices que la ville rejetait. Mais la jeune fille avait l'habitude. Elle avait grandi sur ces mêmes pavés, dans leur crasse, leur fumée et leur sueur, au milieu des malfrats. Ce que nombreux qualifiaient de cauchemar infernal, elle y voyait un foyer. Ce qui ne l'empêchait pas de rester sur le qui-vive pour autant : ses mains, glissées avec innocence dans les plis de son manteau, se tenaient en réalité prêtes à saisir ses dagues. Elle doutait que qui que ce soit ose l'attaquer, elle, la tête pensante des Draconis, mais on n'était jamais trop prudent ici.

De cendres et de veninOù les histoires vivent. Découvrez maintenant