Épilogue

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Il y a trois jours et dans l'indifférence générale, Roxane s'est éteinte dans sa cellule de Rikers Island.

Elle s'est endormie, seule. Loin des assauts de haine qui ont toujours pesés sur ses épaules. Loin des flashs accablants des médias et des lumières illusoires de la ville. Son esprit, prisonnier de son corps étendu dans ce lit qu'elle ne quittait plus, s'est enfin libéré de ses chaînes.

À l'annonce de cette triste nouvelle et fidèle à son amour sans faille pour celle qu'elle considérait comme sa fille, Maggie s'est empressée de contacter Maître Patterson, afin de requérir son aide pour récupérer cette fragile dépouille et lui offrir un cérémonial digne de ce nom. La gouvernante a ensuite rassemblé toutes ses maigres économies pour louer ce salon funéraire, au cœur de Manhattan, et permettre aux derniers amis de la famille Preston de venir rendre un ultime hommage à la jeune femme.

En cette fin d'après-midi, la lueur orangée qui se fraie un chemin à travers les buildings de la ville éclaire timidement la pièce. Son aura doré sublime ainsi le doux visage de la mort qui veille en ce lieu. Comme l'éternelle gardienne des larmes, parée du voile de l'inéluctable solitude.

Assise sur l'un des canapés cossus du salon, Maggie fixe maintenant le vide. Ses mains ne se donnent même plus la peine d'estomper les pleurs qui ruissellent sur son visage. De son côté, Maître Patterson engloutit d'une traite un énième verre de whisky pur malt, appuyé contre le cadre d'une fenêtre, le regard perdu sur Madison Avenue. Seuls, tous deux. Engloutis par le silence protecteur du repos éternel de la défunte.

Suite à l'engouement médiatique stupéfiant perpétré par le procès de Roxane, tous les soi-disant amis des Preston ont subitement disparu de la surface de la Terre. Aucune des familles que Maggie s'est permis de contacter n'a daigné donner de réponse, préférant occulter leur potentielle affiliation avec le crime organisé en tournant délibérément le dos à ce nom maudit. Aucun de ceux ayant un jour profité de la renommée et de la fortune des Preston n'est venu rendre un dernier hommage à la plus jeune de la famille. Aucun d'eux n'a versé de larme pour ce destin brisé. Aucun d'entre eux n'a fait parvenir de lettre de condoléances...

Rien. Pas même une fleur.

Maître Patterson pousse un long soupir, puis se retourne vers Maggie, l'air profondément affligé.

— Je suis désolé, Margaret...

La gouvernante secoue la tête, puis se relève péniblement tout en essayant de ravaler ses dernières larmes.

— Ce n'est pas votre faute, Maître. Les gens sont... Ils sont comme ça. Vous le savez bien.

Tête basse, elle s'avance vers le buffet sur lequel elle avait déposé ses affaires quelques heures auparavant. Maître Patterson abandonne alors son verre sur la petite table en fer forgé qui trône entre les deux canapés du salon quand soudain, quelques coups timides contre la porte d'entrée se font entendre. Maggie s'immobilise. L'avocat hésite un instant, lui jette un regard furtif, puis finit par ouvrir le battant au visiteur impromptu.

— Pardon... Excusez-moi. Je cherche la veillée funéraire de Mademoiselle Preston.

Maître Patterson se décale sur le côté, laissant apparaître un vieil homme affaibli, qui retire son chapeau avant de pénétrer dans la pièce. La flamme de bienveillance qui brûle habituellement dans ses iris est aujourd'hui noyée sous un flot de tristesse. Maggie reste interdite pendant quelques secondes, pensant tout d'abord rêver, puis fait ensuite un pas vers le visiteur en désignant timidement l'accès à la petite salle du fond.

— Elle... elle est là-bas, derrière.

L'homme esquisse un léger sourire à travers sa peine, puis s'avance en direction de Maggie pour lui tendre la main, en guise de salutation.

— Merci, Madame. Je m'appelle Gary. Je suis surveillant à Rikers Island. C'est moi qui ai trouvé la petite. Je voulais... je voulais simplement pouvoir lui dire au revoir. Si vous m'y autorisez.

D'un geste presque mécanique, la gouvernante éponge la fine larme de reconnaissance qui s'écoule à présent le long de sa joue. Sans ajouter un mot et après avoir rassemblé les dernières bribes de courage en elle, Maggie escorte alors le vieil homme jusqu'au chevet de la défunte, sous le regard approbateur et le sourire réconfortant de Maître Patterson.

Lorsqu'il pénètre dans la petite salle recluse, l'atmosphère pesante qui y règne déclenche de longs frissons sur la nuque du gardien. Même les rayons du soleil n'entrent pas ici, de peur de troubler la funèbre sérénité de cet endroit, dépourvu de la moindre décoration. Seules quelques bougies éclairent le sépulcre d'un timide halo. Un livre de doléances, aux pages encore vierges, est disposé auprès d'un cercueil en chêne déjà partiellement fermé. Là où, vêtue de sa robe de soie bleue, est étendue la belle dans son sommeil infini.

Gary prend une inspiration tremblante, Maggie reste en retrait derrière lui. Le vieux surveillant fait alors quelques pas, seul, dans le silence, jusqu'à apercevoir la jeune femme, dont le visage aussi pâle que le soleil levant contraste avec l'obscurité alentour. Ses longs cheveux bruns ont été tressés en une natte et reposent à présent sur son épaule gauche. Ses lèvres écorchées ont été teintées d'un rose poudré et ses deux mains, jointes en prière sur son buste, étreignent maintenant une magnifique rose blanche.

En proie à un puissant sanglot obstruant sa gorge, Gary balbutie alors d'une voix à peine audible :

— Que tu es belle, maintenant que tu es libre...

D'une main, il s'empresse d'essuyer ses yeux humides. De l'autre, il caresse la joue glacée de la défunte, puis se redresse pour mieux faire face à Maggie, restée en retrait dans son dos.

— J'ai ici quelque chose... quelque chose qui lui appartient. Il était dans sa main quand je l'ai trouvée. Je l'ai récupéré avant que les autres gardiens ne viennent évacuer son corps. Si vous le voulez bien, j'aimerais le lui rendre maintenant.

La gouvernante approuve d'un rapide signe de la tête. Le vieil homme lui adresse alors un franc sourire de reconnaissance avant d'extirper de sa poche une chaînette dorée au bout de laquelle oscille un petit médaillon porte-photo. Avec des gestes délicats, il ouvre son fermoir puis se penche péniblement au-dessus de Roxane pour placer le collier autour de son cou. Chose faite, il ajuste le pendentif qui orne à présent la gorge de ses seins, puis se redresse en murmurant :

— Voilà. Maintenant, tu es prête.

Gary prend une profonde inspiration pour ravaler son sanglot et pose alors son regard embué sur la jeune fille pour la toute dernière fois.

— Adieu, Roxane. Repose en paix, ma petite.

Avant de quitter la pièce, le surveillant passe un bras réconfortant autour des épaules de Maggie et lui offre une étreinte de solidarité qui avait tant manqué à la petite femme au cours de ces douloureux derniers jours. Il se détache ensuite d'elle et abandonne la gouvernante à ses propres pensées, face au cercueil ouvert.

Au bout de quelques secondes de recueillement, elle décide de s'avancer à son tour près du corps de Roxane. D'un geste presque maternel, elle caresse alors ses cheveux, puis sa joue en chuchotant, avec douceur :

— Dors, mon ange... Tu as bien assez souffert comme ça.

En prononçant ces paroles, Maggie observe patiemment les traits apaisés de Roxane et s'arrête un instant sur ses lèvres. Un petit sourire vient alors illuminer son visage creusé par la tristesse. La gouvernante se penche une nouvelle fois sur la jeune fille et dépose un baiser sur son front.

— Je sais que tu es heureuse, maintenant. Alors, tout va bien... Tout va bien.

En prononçant ces ultimes paroles, une larme d'amour quitte son menton et vient s'écraser au coin des lèvres de Roxane. Ces lèvres scellées à jamais, mais qui, figées dans la mort, sont restées étirées en un petit sourire de bonheur.

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEWhere stories live. Discover now