Chapitre 16 - Partie I

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Roxane


Ce soir, les rues de New York sont étrangement calmes. Comme chaque année, tout le gratin de la ville se retrouve à Midtown, à l'occasion d'une vente aux enchères somptueuse au profit d'une association caritative. Bien évidemment, tous les milliardaires de Manhattan se pressent à cet évènement ultra-privé, tant pour racheter leur image auprès d'un petit peuple désabusé par la plupart de leurs frasques, que pour prouver au monde entier que leur cœur est au moins aussi grand que leur compte en banque. Alors des heures durant, ils se pavanent comme des coqs, dans des costumes hors de prix qu'ils ne porteront jamais plus, se congratulent entre eux d'être les maîtres du monde et sirotent du champagne à dix mille dollars la bouteille. Le tout pour noyer leur mauvaise conscience qui les pousse à enchérir toujours plus sur des choses inutiles, dans l'unique but de se persuader eux-mêmes d'être des personnes morales. Il y a encore quelques semaines, je faisais partie de ce monde. Ce soir, je devais moi aussi me rendre à ce gala, dans une robe de couturier que mon père avait spécialement commandée pour moi. Comme chaque année, je devais sourire et paraître resplendissante à son bras...

Il est minuit passé et quelques clients se pressent déjà devant le bar de Jack. J'ai froid. Je piétine nerveusement sur le trottoir, tout en guettant les deux extrémités de la rue. La batterie de mon téléphone étant déchargée depuis ce matin, j'espère ne pas avoir reçu de contre-indication à mon rendez-vous de cette nuit, et encore moins d'appels tant attendus... J'expire lentement, laissant une légère fumée blanche s'échapper d'entre mes lèvres. La peur de l'inconnue mélangée à l'excitation génère en moi une effervescence hors du commun. Je ne tiens plus en place. Des frissons me parcourent le dos et je remonte un peu plus la fermeture éclair du sweat noir que j'ai emprunté à Jordan, avant de rabattre la capuche sur ma tête pour me préserver du froid nocturne.

Tout à coup, deux phares illuminent l'une des extrémités de la rue. Je jette un rapide coup d'œil en biais à l'engin qui roule au pas, discret comme une ombre, jusqu'à s'arrêter à ma hauteur. J'inspecte le véhicule avec curiosité ; c'est une superbe Audi A7, aussi noire que la nuit. La teinture de ses vitres m'empêche de distinguer l'intérieur.

Je prends alors une profonde inspiration pour dissiper les pensées qui parasitent mon esprit. J'actionne ensuite la poignée, puis m'engouffre à l'intérieur de la voiture côté passager et referme aussitôt la porte. À présent, seuls les timides battements de mon cœur se heurtent au silence pesant qui règne dans l'habitacle. Tout à coup, le bruit de friction d'un briquet résonne au creux de mon oreille gauche. La fumée qui s'échappe ensuite de la cigarette fraîchement allumée, et dont l'odeur vient taquiner mes narines, forme de belles arabesques devant mon visage. Je cligne des yeux ; serait-ce à cause de la fumée qui m'incommode, ou d'une vague inconsciente de regrets qui me consume l'esprit à petit feu... ?

— Belle soirée, n'est-ce pas Roxane ?

J'entrouvre les lèvres, le regard rivé sur le tableau de bord, une nouvelle fois hypnotisée par les vibrations de cette voix traînante, presque inquiétante, pourtant si énigmatique.

— Je suis vraiment ravi de te voir. Ou plutôt, de voir que tu as pris le temps de penser à moi.

Je retire la capuche qui cache mon visage et tourne lentement la tête vers la gauche, jusqu'à poser les yeux sur Robin. Ce dernier, tout vêtu de noir, range le briquet dans une des poches de sa veste en cuir. Le col de sa chemise largement entrouverte est masqué par un foulard gris, faisant resplendir ses iris de la même couleur. Ses cheveux, toujours impeccablement coiffés en arrière, dégagent son faciès aux traits tirés et à la très fine barbe si bien taillée. Je l'observe, patiemment, en tentant vainement d'appréhender la crainte et la fascination qu'il génère au fond de moi. Au bout de la rue, le feu tricolore repasse au vert, m'obligeant à délaisser mes pensées. Il redémarre alors paisiblement le moteur, la cigarette coincée entre ses lèvres, avant de s'engager sur Utica Avenue, en direction de Manhattan.

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant