Elia sur Pluton (automne 2019)

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Le 24 août 2006, Pluton fut reléguée au rang de planète naine. Elle était désormais jugée comme trop petite pour avoir le privilège du titre de Neptune ou Jupiter. Du jour au lendemain, les manuels scolaires la rayèrent de la liste officielle des planètes. Les enfants à qui on avait bourré le crâne pour se souvenir de l'ordre de ces fameux astres s'étaient soudainement retrouvés dépourvus, perdus, égarés sans Pluton. Ils avaient dû transformer leur phrase mnémotechnique et, malgré tout, ils ne s'y habitués pas. Je suis de cette génération. J'ai senti une infime fissure dans mon cœur lorsque l'instituteur nous a annoncé la nouvelle. Je n'ai pas compris pourquoi sur le moment. Quinze ans plus tard, grâce à Elia, je sais. J'étais un exclu de son système solaire. Quelque part au fond de moi, j'étais Pluton.

*

Elia est née avec une tâche de peinture sur la figure. Une toute petite, en forme d'étoile difforme sur le haut de la pommette gauche. Sa mère lui a expliqué qu'elle l'aurait toute sa vie et qu'elle ne devrait pas en avoir honte. Elle lui a aussi dit que c'était son père qui lui avait légué avant de s'enfuir. Elia n'a jamais su où il était parti. Elle ne voulait pas savoir pourquoi. Son pire cauchemar était qu'il revienne. Elles étaient si bien toutes les deux, ça se voyait car, à la simple évocation de son paternel, le soleil dans ses yeux s'éteignait brusquement.

*

Avant Elia, je n'ai jamais été amoureux. Nous nous sommes rencontrés comme bien des gens, en usant les bancs de l'école. Du haut de nos 16ans, nous étions deux marginaux : elle, l'artiste indépendante, moi, le type qui ne payait pas de mine mais qui connaissait les règles des lieux mal famés. Des classes du lycée, nous étions passés à celles de l'université. J'étais son plus fidèle ami, elle était l'étoile que je n'aurais jamais, incapable de lui avouer. Elle connaissait mes magouilles bien que je m'efforçais à la tenir à l'écart. Mais un jour, elle m'a dit qu'elle voulait jouer. Je ne voulais pas pourtant, je lui ai donné les cartes. J'avais beau être conscient des conséquences, j'ai agi comme s'il s'agissait d'une vulgaire partie de poker. Les cartes bien en mains, Elia est devenue reine de pique. Désormais impuissant, je regardais notre univers partir en poussière par ma faute.

*

Elia aime le noir et le bleu. Mais le bleu nuit. Le bleu sombre. Pas l'azur, ni l'électrique. Elle aime la couleur foncée des hématomes, le violacé des suçons sur le corps, embellir ses plaies à l'aquarelle. Pas de jaune poussin, ni de rouge écarlate. Elle dessine des personnages aux cœurs ténèbres, des visages aux contours cendres qui lui ressemblent. Sur des toiles, elle créé des failles pour ne pas avoir à montrer les siennes. Mais à mes yeux, Elia excelle dans l'autoportrait. Elle a de la peinture sur les mains, des blessures que je suis seul à connaître.

*

J'aurais dû prendre un café noir, sans sucre, sans crème, bien plus fort. Elia avait un café au lait avec plus de lait que de café. La tasse tournoyait dangereusement entre ses mains. J'ai eu envie de lui dire d'arrêter. Elle allait finir par la renverser, en foutre partout. Distraite, elle ne m'écouterait pas. Encore une fois, Elia fuirait mes mots. Mais je ne lui ai pas dit, je ne lui disais rien, je ne lui disais jamais vraiment ce que je pensais. Elle me parlait des cartes, du fait qu'elle était devenue magicienne parce qu'elle les avait transformés en billet. Des billets de cinquante accumulés dans une enveloppe en papier, glissée dans la poche interne de sa veste en jean par un homme trop riche et trop seul. La fierté se lisait sur son visage. Gagner autant d'argent aussi facilement n'était pas chose courante. Je l'écoutais rire parce que, selon elle, je ne pouvais pas me rendre compte qu'elle venait de gagner là, un salaire d'une semaine à se casser le dos à l'épicerie du coin. Elle riait et à l'intérieur de moi, ça pleurait. Je ne voulais pas savoir s'il l'avait touché, si sa main avait caressé son dos nu, si sa langue avait effleuré son cou, si son sexe avait pénétré le sien. Je ne voulais même pas y penser et pourtant ça m'obsédait.

« - Tu fais attention à toi, hein ?

- Evidemment »

- Te sabotes pas. »

Elia avait toujours joué dans le noir.

*

Elia m'a demandé de venir la chercher. Elle n'a pas dit où. A la place, elle m'a donné des coordonnées GPS. On aurait dit un jeu de piste. Mon cœur s'est emballé, ma tête et tout mon corps avec. J'ai vu trop de films, lu trop de livres, entendu trop d'histoires aux happy ending. J'ai oublié que la réalité a une autre couleur. J'ai mis vingt minutes pour arriver sur le parking de l'hôpital. Je ne voulais pas comprendre. J'ai trouvé Elia dans la salle d'attente. Je l'ai trouvé toute petite dans son grand pull noir. Elle était tombée dans un pot de peinture à pieds joints. Un cercle sombre entourait son ventre et des traînées de pigments coulaient le long de ses cuisses jusqu'à ses chevilles. Personne ne s'en inquiétait parce que j'étais le seul capable de le voir, de l'imaginer sans vouloir en accepter la terrible vérité. Quand elle m'a vu, elle s'est levée de son siège et a marché vers moi. Ses Doc Martens faisaient du bruit à cause des grelots à l'arrière. Elle m'a remercié d'être venu, qu'ils ne voulaient pas la laisser partir toute seule. J'ai eu envie de la prendre dans mes bras. Mais pas en public. Jamais en public. Elle m'a demandé si on pouvait s'en aller.

« - Les hôpitaux me foutent le cafard. »

*

Pendant des semaines, Elia a eu mal. Sans me le dire, je le devinais. Elle s'était sabotée. Après l'avoir récupérée ivre à l'arrière d'un bar, je l'ai amené chez moi. Je l'ai aidé à se déshabiller et lui ai donné mon lit. J'ai eu envie de lui faire l'amour. Je me suis détesté pour ça. Qu'est-ce que je suis con. Pire qu'un animal en rut. J'ai attendu que le jour se lève, allongé dans le canapé du salon. Je l'ai entendu hurler comme si on lui brûlait les entrailles. Un cri qui a fissuré tout ce qui était en verre dans la pièce. Elle se griffait la peau du ventre, des bras, des hanches. Et ses tâches de gouache s'étendaient. Je l'ai réveillé pour qu'elle arrête de se lacérer. Je l'ai tenu dans mes bras.

« - Lâche-moi s'il te plait. »

Elle avait murmuré. Elle ne voulait plus qu'on la touche et moi j'avais encore plus envie de lui faire l'amour.

*

Il y a un trou dans le mur de la cuisine. Pas très gros mais il fait un creux. J'y ai enfoncé mon poing l'autre soir, rageusement, sans réfléchir au fait que la propriétaire pourrait le voir un jour. J'ai cassé mes phalanges aussi. Elia a revu l'homme qui la mise enceinte. Il lui a laissé une enveloppe deux fois plus grosse que les précédentes pour s'excuser « des dommages causés ». Putain de bourgeois. Elle lui a demandé le triple s'il voulait la revoir. Il a accepté. J'ai la main bleue.

*

Elia m'a donné sa peinture. Elle m'a giflé. Il est trois heures vingt-huit du matin et je comprends enfin à quel point elle a eu raison. Je lui ai dit que je ne voulais plus qu'elle voit ce type, elle a répondu que je n'avais pas d'ordre à lui donner. J'ai ajouté qu'elle méritait mieux que d'être une pute. Elle m'a demandé si c'était comme ça que je la voyais. J'ai bégayé. Ses yeux étaient des comètes foudroyantes et elle m'a giflé. Elle m'a dit d'aller me faire foutre, qu'elle n'avait pas besoin de moi ni de personne d'autre, surtout pas un homme qui allait lui dire comment elle devait agir avec son corps. J'ai eu envie de lui hurler que c'était grâce à moi qu'elle avait rencontré son riche, que c'était moi qui lui avais enseigné les règles du jeu. Mais c'était avouer que c'était de ma faute si elle ne m'appartenait pas. Alors je lui ai parlé de son Polichinelle, que c'était irresponsable. Elle a frappé mon autre joue. Plus fort que la première. Plus de peinture. Elle m'a dit de ne plus jamais parlé de ça, qu'elle n'était pas stupide, qu'elle savait ce qu'elle faisait et qu'elle n'était pas fragile. Elle a rajouté que je n'avais nullement le droit de parole sur ce sujet que je ne pouvais en aucun cas connaître. Elle est partie. J'ai murmuré un minable « je t'aime » qui s'est heurté au silence.

*

« Salut c'est Elia, vous êtes bien sur mon répondeur. Je ne suis pas disponible pour l'instant et je vais sûrement oublier de vous rappeler et même d'écouter mon répondeur alors laissez pas de message. » De toute façon, sa boîte vocale est saturée.

*

Elia est née avec une tâche de peinture en forme d'étoile sur la figure. Elia est née étoile filante qui joue aux cartes sur Pluton. Elia n'est à personne. Personne ne l'attrape. Quand on la voit, on fait un vœu qui n'arrive jamais. Parce qu'on ne possède jamais ni une étoile, ni une femme.

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⏰ Last updated: Mar 23, 2020 ⏰

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Des petites histoires sous la neigeWhere stories live. Discover now