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On ignore ce que l'on ne voit pas, et l'on désire - plus que tout parfois et avec une réelle force - comprendre ce que nous percevons. Il est pourtant bien des choses aux raisons profondes et noueuses dont - faute d'en saisir la réalité matérielle qui, par sa futilité peut-être, semble nous échapper - nous ne prêtons pas attention. Pourquoi cet homme attend-t-il le dernier moment pour monter dans la rame ? Pourquoi celui-ci reste-t-il - tant bien que mal - debout quand tant de places libres s'offrent encore à lui ? Et cette femme, pourquoi porte-elle un pareil foulard par un temps si doux ? Il s'agit d'éléments bien anodins qui n'ont pas le mérite d'accrocher notre curiosité comme savent si bien le faire nombre d'autres. À quoi bon en effet, s'attarder à tenter de décrypter des faits somme toute si insignifiants quand d'autres détails - dès l'instant où on les perçoit - éveillent et suscitent toute notre attention ? Non, ce n'est pas par pudeur que l'on ne s'intéresse pas au comportement ni à l'attitude d'autrui mais bien par manque d'intérêt. Un intérêt que nous retrouvons, bien malgré nous, dans cette main difforme qui cherche maladroitement à se dissimuler derrière sa poche, dans cette cicatrice malheureuse qui court de son oreille à la naissance de sa nuque, dans ce majeur orné de cette bague à la pierre si proéminente ou encore, dans cette clé, doucement suspendue à sa gorge.

La clé. Existe-il chose qui puisse susciter davantage d'intérêt et de curiosité qu'une clé si innocemment pendue à un cou malheureux ? Une chose qui, a elle seule, en évoque tant d'autres ?
Il y a pourtant nombre de pendentifs, de bijoux en tout genre, de parures et breloques tous plus symboliques les uns que les autres et recelant toujours de la plus délicate et surprenante signification pour leurs propriétaires - il faut croire que l'homme, dans son incroyable capacité à se défaire de la matérialité des choses, trouve un curieux réconfort en la collection et l'appropriation - par le symbole - d'objets en tout genre.
Mais la clé, et sans qu'il y ait eu besoin de la présenter gauchement par quelques formules toutes aussi universelles que la préciosité des pièces qu'elles prétendent décrire - et à condition de ne pas être grossièrement ballottée entre une tour Eiffel et un ballon de rugby - renvoie à bien plus.
À un véritable univers de possibles en réalité.

Qu'ouvre-t-elle ? Qu'ouvre-t-elle ?

Comme s'il s'agissait désormais de la seule question qui importait. Comme si, face à cette clé si intrinsèquement et fondamentalement liée à l'ensemble de ce que notre imagination finie est en mesure de lui proposer, les autres interrogations perdaient tout semblant d'utilité dont elles avaient jusque lors pu se parer. S'il y a une clé pense-t-on, il y a une serrure. Et tout alors, réside en cette serrure - qui n'existe peut-être même pas - que la clé, en son insolente présence, nous laisse présager, moqueuse.

Que m'importe de comprendre la naissance de l'Univers, les mystères de la Création, les premiers pas d'Adam et Eve.
Que m'importe l'Atlantide, l'Île de Pâques, la pierre Philosophale ; que m'importe le Saint Graal, la Fontaine de jouvence ou la vie éternelle pourvu que je sache - que je sache enfin - ce qu'ouvre cette clé.

Comme si celle qui la détenait avait toute ces réponses.
Elle ne les a pas.
Pas plus tout du moins que cet homme qui attend pour monter dans le métro, que cet autre qui, malgré les incessants à-coups de la rame, s'obstine à rester debout, ni plus d'ailleurs que cette femme au foulard étroitement noué à son être plus qu'à sa gorge. Mais nous préférons nous raccrocher à cette clé innocemment posée sur cette parcelle de peau nue. On délaisse une part de réalité et l'on s'accroche si désespérément à une autre comme si, derrière celle-ci, se cachaient tout à coup toutes les réponses aux questions de l'humanité.

Et justement, la clé, je la regardais.
Les premières fois, elle m'avait échappée mais là, entre Concorde et Madeleine, elle s'était offerte dans toute son immensité de petite clé. « Qu'ouvre-tu ? » aurais-je pu demander. Je ne l'avais pas fait. Comme si l'aplomb avec lequel elle se présentait à ce cou proscrivait toute question, réduisant au silence ces importunes interrogations, l'air de dire : « Je suis là, mais tu ne sauras pas pourquoi ».

Je n'avais pas posé la question parce que la clé me l'avait interdit.

Et pourtant, si les clés suscitent tant de questions ; il est une chose peut-être qui puisse en susciter davantage : les interdits. Et mon imagination se mit en tête de découvrir ce qu'une présence m'avait refusé.

la cléKde žijí příběhy. Začni objevovat