Chapitre V

69 1 0
                                    

Chez Ras­se­neur, après avoir mangé une soupe, Étienne, remonté dans l’étroite chambre qu’il allait occu­per sous le toit, en face du Voreux, était tombé sur son lit, tout vêtu, assommé de fatigue. En deux jours, il n’avait pas dormi quatre heures. Quand il s’éveilla, au cré­pus­cule, il resta étourdi un ins­tant, sans recon­naître le lieu où il se trou­vait ; et il éprou­vait un tel malaise, une telle pesan­teur de tête, qu’il se mit péni­ble­ment debout, avec l’idée de prendre l’air, avant de dîner et de se cou­cher pour la nuit.

Dehors, le temps était de plus en plus doux, le ciel de suie se cui­vrait, chargé d’une de ces longues pluies du Nord, dont on sen­tait l’ap­proche dans la tié­deur humide de l’air. La nuit venait par grandes fumées, noyant les loin­tains per­dus de la plaine. Sur cette mer immense de terres rou­geâtres, le ciel bas sem­blait se fondre en noire pous­sière, sans un souffle de vent à cette heure, qui ani­mât les ténèbres. C’était d’une tris­tesse bla­farde et morte d’en­se­ve­lis­se­ment.

Étienne mar­cha devant lui, au hasard, n’ayant d’autre but que de secouer sa fièvre. Lors­qu’il passa devant le Voreux, assom­bri déjà au fond de son trou, et dont pas une lan­terne ne lui­sait encore, il s’ar­rêta un moment, pour voir la sor­tie des ouvriers à la jour­née. Sans doute six heures son­naient, des mou­li­neurs, des char­geurs à l’ac­cro­chage, des pale­fre­niers s’en allaient par bandes, mêlés aux filles du cri­blage, vagues et rieuses dans l’ombre.

D’abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pier­ron. Elle le que­rel­lait, parce qu’il ne l’avait pas sou­te­nue, dans une contes­ta­tion avec un sur­veillant, pour son compte de pierres.

— Oh ! sacrée chiffe, va ! s’il est per­mis d’être un homme et de s’apla­tir comme ça devant un de ces salops qui nous mangent !

Pier­ron la sui­vait pai­si­ble­ment, sans répondre. Il finit par dire :

— Fal­lait peut-être sau­ter sur le chef. Merci ! pour avoir des ennuis !

— Tends le der­rière, alors ! cria-t-elle. Ah ! nom de Dieu ! si ma fille m’avait écou­tée !… Ça ne suf­fit donc pas qu’ils m’aient tué le père, tu vou­drais peut-être que je dise merci. Non, vois-tu, j’au­rai leur peau !

Les voix se per­dirent, Étienne la regarda dis­pa­raître, avec son nez d’aigle, ses che­veux blancs envo­lés, ses longs bras maigres qui ges­ti­cu­laient furieu­se­ment. Mais, der­rière lui, la conver­sa­tion de deux jeunes gens lui fit prê­ter l’oreille. Il avait reconnu Zacha­rie, qui atten­dait là, et que son ami Mou­quet venait d’abor­der.

— Arrives-tu ? demanda celui-ci. Nous man­geons une tar­tine, puis nous filons au Vol­can.

— Tout à l’heure, j’ai affaire.

— Quoi donc ?

Le mou­li­neur se tourna et aper­çut Phi­lo­mène qui sor­tait du cri­blage. Il crut com­prendre.

— Ah ! bon, c’est ça… Alors, je pars devant.

— Oui, je te rat­tra­pe­rai.

Mou­quet, en s’en allant, se ren­con­tra avec son père, le vieux Mouque, qui sor­tait aussi du Voreux ; et les deux hommes se dirent sim­ple­ment bon­soir, le fils prit la grande route, tan­dis que le père filait le long du canal.

Déjà, Zacha­rie pous­sait Phi­lo­mène dans ce même che­min écarté, mal­gré sa résis­tance. Elle était pres­sée, une autre fois ; et ils se dis­pu­taient tous deux, en vieux ménage. Ça n’avait rien de drôle, de ne se voir que dehors, sur­tout l’hi­ver, lorsque la terre est mouillée et qu’on n’a pas les blés pour se cou­cher dedans.

GerminalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant