Colyna - 8

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 Je m'ennuie. Le désespoir me colle à la peau. J'ai fini par renoncer à contempler mes pieds, je dois me faire une raison, ils ne veulent plus bouger. Le compte-gouttes commence à m'agacer et je pourrais redessiner les yeux fermés les fissures du plafond. Je pense au lycée, aux dernières heures de cours qui s'égrènent, ils doivent tous être survoltés tandis que je ne sais pas quoi faire de mes journées.

C'est presque si je guette les passants du couloir, si je me retiens de les supplier de m'accorder quelques instants. Voilà où est passée ma fierté ! Il faut dire aussi que les examens de ce matin n'ont rien arrangé. Je hais qu'il traîne mon lit le long des couloirs pour m'enfermer dans l'un de leurs scanners, je ne supporte plus qu'on me déplace dans un effroyable branle-bas de combat. Mes geignements me font encore frissonner, la peur et la douleur me hantent comme un vieux cauchemar trop présent. J'ai été shootée pour oublier, mais je ne parviens pas à sombrer, à accepter ce que la vie a fait de moi.

Je me sens misérable. Non, c'est pire, je suis brisée. Tout m'effraye, le moindre changement me semble insurmontable. J'ai peur du jour où ils finiront par me redresser, par me clouer dans un fauteuil, j'appréhende le futur, les regards, je redoute d'être incapable de survivre à cet état. L'ennui n'est rien à côté de ce qui m'attend.

De beaux yeux clairs croisent les miens et je frémis. Ça y est, j'ai attiré la pitié et elle est à couper le souffle. Il vient d'entrer dans la chambre et je retiens ma respiration. Mon sauveur ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans, il est grand, une carrure d'athlète, des cheveux très courts, une barbe naissante et un sourire merveilleux.

– Loric Jefferson, se présente-t-il en m'empoignant fermement la main.

Sa voix éraillée me donne le coup de grâce, je suis amoureuse ! Et l'amertume revient me narguer : qui voudrait d'une copine handicapée ? Même si Stefan n'a pas semblé s'en formaliser, je suis certaine que ça aurait fini par lui peser. Pourquoi je pense à lui au juste ? Mon bel inconnu continue de sourire et une fossette apparaît, mais ça ne fonctionne déjà plus.

– Vous vous êtes perdu et vous vous dîtes que la nana coincée dans son lit connaît sûrement l'hôpital comme sa poche ?

Je me demande ce qu'il fait là : est-il possible que sa petite-amie soit dans le même état ? À moins qu'il ne se soit trompé d'étage ou que l'un de ses ancêtres soit sur le point de rendre l'âme ? Oui, c'est certainement ça, il repousse la rencontre douloureuse, il a juste besoin d'une distraction. Une expression amusée illumine ses yeux d'un gris incroyablement clair et je ne suis plus sûre de rien. Je ne le connais pas, il ne devrait pas être ici.

– En réalité, je travaille dans le centre de rééducation à quelques rues de là, je passe un après-midi par semaine à l'hôpital. J'ai rencontré votre mère, ce matin, elle est venue me voir après avoir obtenu les résultats de votre scanner. On a beaucoup parlé de vous, de ce que je pouvais faire pour vous, et je me suis dit que ça serait peut-être sympa de commencer par faire connaissance.

Si j'avais la faculté de bouger, je crois que j'aurais sursauté. C'est pire que chacune de mes suppositions et je me sens ridicule. Je préférais qu'il ait pitié, qu'il soit juste venu pour passer le temps, parce que découvrir que ma mère nourrit des espoirs surréalistes me rend malade. Dire que les médecins étaient loin d'être optimistes ce matin !

– Qu'est-ce que vous voulez rééduquer ? Mes jambes sont foutues.

Il souffle bruyamment avant de s'asseoir sur un coin du matelas. Son regard gris est plein de compassion, de tendresse et d'autre chose d'horriblement écœurant.

– Colyna, des membres en moins n'empêchent pas de vivre. Si vous me laissez vous montrer, vous verrez qu'avec le haut de votre corps, tout reste à votre portée.

J'observe mes mains, mes bras devenus si faibles depuis que je suis là. C'est sur eux que repose à présent le peu de mobilité que je peux encore espérer.

– Vous dites ça, mais vous aussi vous me regardez comme une empotée !

Il ne sourit plus et une détermination incompréhensible a envahi ses yeux. C'est comme s'il comprenait ma situation, comme s'il partageait ma douleur.

– Des empotés, j'en vois tous les jours, des personnes qui ont toutes leurs facultés et qui pourtant ont l'esprit si étroit qu'ils sont bien plus handicapés que vous dans votre lit d'hôpital. Vous allez vous en sortir et vous pouvez compter sur moi pour vous soutenir.

C'est un parfait inconnu, je ne sais rien de lui, mais j'aime l'idée que lui ne me regardera pas comme une handicapée, qu'il a l'intention de me secouer, de me malmener, qu'il puisse me sauver. Je lui souris et je sens mes joues rougir. Il me plaît. Si j'en étais capable, je me dandinerais sûrement sur place et pour la première fois, je trouve un avantage à mon handicap.

– Je suis une très bonne cuisinière, je minaude en me retenant de glousser.

Il a raison, rien ne me prendra ce que je suis et c'est à ça que je vais me raccrocher.

– Et moi, je fais des massages à tomber, répond-il en me souriant. Vous me laissez vous montrer ?

Il se redresse et attend que j'acquiesce avant d'écarter les draps, il fait preuve de douceur, de délicatesse, et même si je ne sens pas grand chose, j'apprécie de voir mes jambes se mouvoir, s'animer sous ses doigts. Il m'explique l'importance de maintenir leur souplesse, de ne pas les considérer comme un poids inutile.

– Vous ne devez pas oublier leur présence, elles font toujours partie de votre corps et il est indispensable que vous ne les rejetiez pas.

Ses bras m'hypnotisent et pas uniquement parce qu'ils permettent à mes membres de retrouver un semblant de liberté, ils viennent de me réveiller de ma torpeur.

BrokenTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang