5 - La peau froide

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« Je t'aime. » Juste ça, ça aurait pu l'aider. Ça aurait empiré les choses en les atténuant, ça lui aurait suffi, à Archie, il ne demandait pas grand-chose, il savait qu'il était dur à vivre et il n'en rajouterait pas, jamais, pourquoi se serait-il rendu invivable ? Non, il ne ferait pas ça, il éviterait ça, oui, il ne demanderait plus rien si cela lui permettait de rester, juste ça, rester, qu'Eric le laisse rester, qu'il accepte de le prendre dans ses bras à nouveau, qu'il le sorte du froid et le laisse rééclore, qu'il le protège du silence, putain tout ce silence, toute cette absence de sensations, après tout quelles sensations a-t-on quand on a froid, on a seulement le froid...

« Pardon », articula Archie. Eric ne lui répondit pas, alors il répéta : « Pardon ». Il se recroquevilla sur le flanc, les cuisses qui faisaient mal contre les côtes qui brûlaient, sans oser pleurer, il se retenait de pleurer en ce moment parce que sinon Eric s'énervait et lui disait d'arrêter de chialer comme ça, « je t'ai fait quoi putain ? ».

« Pardon. »

Son côté du lit était froid. Toute la chaleur s'était réfugiée sur la peau d'Eric, pour le fuir ou le punir ou les deux, il ne méritait pas la chaleur, juste le vide, rien que le vide, mais s'il s'excusait suffisamment, s'il faisait pénitence, n'aurait-il pas de nouveau sa place à l'abri ?

« Pardon.

— Archie, tu peux pas m'laisser dormir ? »

Son matelas devint glace. Un froid qui lui cramait la peau et la lui arracherait s'il tentait de l'en décoller. Ne plus respirer, ne plus faire le moindre bruit, le moindre mouvement, faire oublier jusqu'à son existence parasite. Surtout, ne pas pleurer. Ne plus jamais, jamais pleurer. Il trembla. Le sanglot le secoua une fois, deux fois, pas une troisième fois s'il te plaît, non... trois fois.

« Archie.

— Oui ?

— Rien n't'empêche d'aller pleurer dans la salle d'eau. »

Si. La glace.

« Allez, grouille-toi, avant qu'les draps soient trempés. »

Il allait mourir. Là, ce soir, dans cette chambre. Il allait claquer.

Il se leva. La peau resta fixée à la glace comme une ventouse, et ça fit mal, encore plus mal que tout le reste, il se traîna écorché vif jusqu'à la salle de bains et s'enferma dedans, ça fit mal dans la paume de la main quand il prit la poignée, et être debout faisait mal partout, et le miroir faisait mal aux yeux, son corps faisait mal à ses yeux gluants de larmes, ne pas regarder son reflet, juste pleurer, fermer les yeux et pleurer, et pleurer de tout son corps, de son corps qui allait le punir encore une fois pour ça.

Il baissa les yeux sur ses cuisses bleuies. Clac ! Ça avait fait clac ! Ça avait secoué le gras autour de ses os. Clac ! Eric détestait ce corps, Archie le savait, mais Eric disait qu'il ne fallait pas juger un livre à sa couverture et Archie avait toujours été d'accord avec ça, lui qui lisait tant. Archie était laid, et alors, hein ? Comme ça, Eric n'éprouverait pas de remords à l'égratigner un peu, et il avait besoin d'être égratigné, Archie, enfin disons plutôt que ça ne pouvait pas se passer autrement, Archie était si difficile, intenable, putain lui-même piquait des crises de colère comme un foutu sale gosse, putain, putain... Eric en faisait aussi, c'était comme ça, ils étaient malades tous les deux, et cette explosion-là c'était Archie qui l'avait provoquée, putain, comme s'il ne détestait pas les gens qui faisaient sortir les autres de leurs gonds...

Clac ! Parfois, Archie se servait d'une ceinture sur ses cuisses lui aussi, mais pas pour les frapper, il se faisait souffrir aussi mais c'était pas désagréable, il se sentait mieux comme ça pendant quelques dizaines de minutes, la lanière serrée autour du gras pour l'empêcher de rebondir comme de la gelée, il était plus solide, sa loque charnelle le dégoûtait plus encore sauf qu'il la contenait, putain certains jours il avait pensé à s'acheter une gaine et ça aurait tué Eric de rire s'il avait su ça, passer sous les aiguilles des tatoueurs ça lui avait sauvé la mise, au moins un peu, même si ce soir il avait juste l'impression que le dessin le rendait ridicule, il ressemblait à un genre de saucisson pourri au milieu, si ça avait cette couleur-là, ça pourrit noir le saucisson ?

On avait dit que tu ne regarderais pas ton reflet, Archie. Baisse les yeux, baisse les yeux sur tes larmes que le siphon engloutit et tes espoirs avec, hein, c'est ça, chiale, apitoie-toi donc sur ton sort alors que c'est toi le responsable de ce putain de gâchis.

Pardon.

J'aime mieux ça.

Il aurait voulu prendre un bain, mais ça non plus, il ne le méritait pas. Le vide, la douleur dehors et le vide dedans. Est-ce qu'il pouvait retourner se coucher, ou devait-il dormir seul ici ? La pensée qu'il dormirait peut-être dans la baignoire cette nuit le démolissait étage par étage, il s'écroulait, mais c'était de sa faute, on détruit un bâtiment quand il ne sert plus, qu'il est obsolète, qu'il est devenu dangereux de par sa fragilité. Comme Archie. Un putain de danger fragile, une grenade balancée à terre, un obus ensommeillé sous une école, ça peut faire des dégâts, oui, quand ça pète ça ravage tout, ce serait pas grave si ça pétait tout seul mais ça pète jamais tout seul, Archie va péter et faire péter Eric avec lui, sauf si Eric réagit à temps, sauf si Eric bousille Archie avant que le pire n'arrive.

Alors il ferma la porte de la salle d'eau à clef, au cas où. Attendit la crise de rage, mais elle ne vint pas. Contempla ses lames de rasoir depuis la baignoire pendant des heures mais n'y toucha pas. Fit couler une petite quantité d'eau, la laissa d'échapper par la bonde. Tenta de dormir comme ça, puis par terre près des chiottes, puis sur les chiottes, puis encore dans la baignoire. De l'autre côté de la porte, Eric ronflait.

Les étoiles brillent-elles toujours dans un ciel rouge ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant