Chapitre 4 : L'entretien

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Je jette un dernier regard derrière moi, dans l'espoir de trouver une quelconque forme de soutien de la part de mes amis, mais rien ne vient. Fred a l'air mi-amusé et Sylvain complètement angoissé. J'aurais dû m'y attendre. J'inspire profondément avant de plonger dans la pièce où je suis attendu. Cette fois-ci, pas de table, mais deux fauteuils en bois, face à face dans la pénombre. L'un des deux étant déjà occupé, je m'approche de l'autre.
« Assied-toi, m'ordonne l'occupante du premier siège. »
Ce que je fais prestement. Maintenant que je suis face à elle, j'en suis sûr, j'ai affaire à une shaman. Son visage en forme de croissant lunaire a des pommettes hautes et fières. Ses joues sont agrémentées de tâches de rousseur. Elle a des yeux en amande et ce magnifique tableau est encadré d'une cascade de cheveux blonds comme les blés qui se jette jusque sur son assise. Son air digne la rend impressionnante, chose qui contraste avec la douceur de sa voix. Elle reprend :
« Bonjour, jeune Jimmy. Pourquoi souhaites-tu t'engager dans une quête aussi périlleuse ? »
Et là, c'est le drame. Le blocage. Rien ne me vient, mon esprit est comme paralysé. Je perds mes mots et pas une pensée cohérente ne me vient. Mon interlocutrice semble s'en rendre compte et être amusée de la situation car un sourire narquois naît sur ses lèvres.
Alors je panique et dis ce qui me passe par la tête, balbutiant au début, puis le flot prend de la consistance. Plus je parle, plus mes pensées reviennent, éclairées.
« Euh... Si... Euh... Je veux m'engager c'est parce que... Parce que j'en ai envie... Et aussi... Parce qu'il le faut... Il le faut pour sauver le Havre... Et si j'ai envie de venir c'est surtout pour Gina et Colline. Gina, ma sœur, pour la protéger et Colline mon amie... Eh bien pour la protéger elle aussi. Mais de manière plus directe. Je veux être là si jamais elle court un danger, je veux être là pour l'aider, pour ne pas la laisser seule dans l'inconnu. Et aussi pour ne pas rester seul ici, à me morfondre, à attendre uniquement les nouvelles de la réussite ou l'échec de cette entreprise périlleuse. Non, je veux faire face avec mes amis.
Bien sûr, je mentirais si je n'ajoutais pas le rêve de gloire, je veux y aller pour réussir cette mission. Je veux revenir triomphant, en héros. Que mon nom soit écrit dans l'histoire. Laisser une marque positive de mon passage. Et j'ai aussi envie d'y aller pour avoir la chance exceptionnelle de côtoyer des Elfes au quotidien, la chance d'accompagner, d'aider et peut-être de trouver, la sympathie d'une espèce aussi merveilleuse que la vôtre. Et la même curiosité me pousse à partager la vie courante de nains qui ne nous sont pas moins mystérieux à nous, les humains.
Et surtout, je suis prêt à tout pour sauver le Havre et ses habitants. »
Durant mon monologue, le sourire sylvain est passé de moqueur à encourageant. Et même si je ne suis pas sûr de réussir le test, je sais au moins avoir fait bonne impression. Elle récapitule :
« Tu souhaites donc y aller par amour des tiens, curiosité des autres et abnégation pour le Havre, c'est cela ? »
En trois mots, elle a parfaitement résumé mon engagement, mieux que je n'aurais jamais pu l'exprimer, je m'exclame :
« Oui, c'est tout à fait ça !
- Eh bien, eh bien, on dirait que la fille de votre Héraut sait bien s'entourer. Dis-moi, si je devais demander à Colline son avis sur ta candidature, que répondrait-elle ? »
La question paraît innocente, mais elle sent le piège. Si je fais vraiment face à une shaman, inutile de mentir, elle le saurait de suite. Mais une réponse honnête ne m'aiderait à la convaincre de me laisser participer. J'ai beau tourner dans ma tête la phrase, je ne vois pas comment m'en sortir. Alors je tente de faire comme précédemment, j'improvise et je me laisse porter par le flot de mes mots :
« Si vous deviez interroger Colline, que vous dirait-elle à mon sujet ? Elle vous dirait que je suis rêveur et très certainement un Amoureux et que, par conséquent je ne pourrais décemment participer à cette quête. Mais ce serait faux. Faux dans la mesure où, comme je l'ai prouvé, je suis curieux et non pas Amoureux. Sa version de ma participation serait tiraillée par des émotions contraires : d'un côté, l'envie de partager l'aventure avec moi, et d'un autre, l'envie de me savoir au Havre, en sécurité. Dans ce cas là, je ne peux répondre à votre question car je ne sais de quel côté son cœur pencherait.
– Voilà une réponse bien sage pour quelqu'un de ton âge. Puisque tu es si lucide à propos de toi-même et des autres, pour quelles raisons devrais-tu participer plus qu'un autre ? M'assène-t-elle. »
Un direct du droit dans ma confiance en moi. Pourquoi moi plutôt qu'un autre ? Je ne sais pas. Qu'est-ce qui me rend différent ? Qui me distingue ? Je prends le temps de la réflexion avant de répondre. Peser chaque mot, le pour, le contre. Quel avantage à me prendre moi ? D'un coup, la réponse me paraît évidente.
« Je connais le secret des Elfes, je déclare avec entrain.
– Ah bon, me répond la shaman en se reculant sur son siège ? Et quel est-il ce secret ?
– Je connais d'où vient la fascination qui nous plonge en transe et je sais comment m'en sortir et en faire sortir les autres.
– Et d'où cela vient-il d'après toi ?
– Ça vient de votre Charme et de la beauté des Sylvains, on est forcément admiratifs de votre grâce, mais, pour moi, cet état de rêverie est normal, je peux y être plongé en admirant un soleil d'été qui se couche sur la cité ou la neige qui couvre les hauts sommets l'hiver. Je suis sujet à ces "crises" de rêverie, plus que les autres. C'est aussi ce qui fait que je suis plus à même d'en sortir par mes propres moyens. »
L'argument a l'air de faire mouche car mon interlocutrice semble se détendre. Son visage ne change pas mais quelque chose dans son attitude semble plus affable. Je suis rassuré, surtout lorsqu'elle m'annonce :
« Très bien, notre entretien est terminé, nous allons passer à vos camarades. Je retiens en tout cas votre intéressante faculté. »
On se quitte là-dessus, et c'est le cœur battant que je rejoins le corps du pavillon. M'attendent mes deux compères auxquels j'adresse un « Au suivant ! » en désignant l'alcôve que je viens de quitter. L'Elfe au comptoir m'invite à prendre place devant elle et me demande comment s'est déroulé mon entretien. Je lui détaille tout, haut et fort, pour que Sylvain m'entende et puisse se préparer. Je profite aussi d'avoir la chance incroyable de pouvoir parler librement avec une Elfe ! Moi qui les croyais inaccessibles, voilà que j'en rencontre et que je discute avec deux représentants de cette espèce dans la même journée ! Surtout que cette représentante est particulièrement attirante. D'ailleurs, je ne sais même pas de quoi on parle, tant je suis occupé à l'admirer.
Le temps passe si vite que je ne m'aperçois même pas que Fred est sorti et que c'est maintenant au tour de Sylvain de passer l'entretien, ni qu'une file d'attente s'est formée derrière eux. Nous étions juste les premiers, j'espère que nous avons laissé une bonne impression. L'Elfe s'excuse mais elle doit organiser la file d'attente de la tente et je suis contraint de la laisser partir et de m'installer à l'extérieur du pavillon pour attendre l'annonce de qui est retenu.
La place centrale du village humain surplombe le reste de la cité. Ça me fait bizarre de me dire que je ne verrais peut-être plus ce paysage si familier, le seul que j'ai toujours connu, pendant des mois... C'est dans ces moments là que l'on remarque tout. Les maisonnettes partagées de la citée, avec leurs pierres dorées, puis plus bas les fermes en U et leurs champs, et tout en bas, le village nain et leurs cahutes. Autour de moi, la place centrale avec la mairie et les principaux commerces. Et au-dessus, la Forêt, la luxuriante Forêt des Elfes et ses mystères. Le tout couvert par le Dôme, cette gigantesque géode magique faite d'une matière que seuls les Elfes savent tisser et qui nous protège de la furie solaire. Et au-delà ? Au-delà du Dôme, de grandes étendues désertiques, ravagées par les catastrophes naturelles et rendues encore plus inhospitalière par les autochtones sauvages les peuplant.
Quelle idée de vouloir quitter le Havre, un paradis pareil, pour se plonger dans les entrailles d'un enfer si hostile. Puis j'imagine le rejeton du Soleil, un titan gigantesque en train de laisser exploser sa colère et d'abattre le Dôme d'une main et de calciner tous les habitants de son souffle incandescent. Et j'imagine Gina, l'innocence même, elle qui n'a jamais rien fait pour mériter cette punition divine réduite en cendre à cause d'anciens aveuglés par leur soif de puissance. Et mon cœur se sert si fort qu'il m'est difficile de respirer. Mais ma résolution s'en retrouve affermie.
Sylvain sort du pavillon, on sent que l'épreuve a été rude pour lui. Fred, à son habitude, ne laisse transparaître que son demi sourire. Et moi, je sors à peine de ma rêverie. On regarde autour de nous avec le même sentiment de nostalgie. Jusqu'à l'arrivée inattendue de Colline :
« Alors cette épreuve, elle est si terrible qu'il y paraît ?
– Merci de nous avoir encouragé à y aller, ironise Fred.
– Je fais de mon mieux pour protéger mes amis, mais quand ils sont aussi buté, qu'est-ce que ça peut changer ? Je ne peux pas vous protéger de votre propre bêtise.
– Ça c'est vrai, répond doucement Sylvain, mais on peut essayer de se protéger les uns les autres des dangers extérieurs.
– Comment ça ? Réponds-je étonné.
– Eh bien, si tu avais prêté attention à ta discussion avec l'Elfe au comptoir plutôt que rêvasser à fixer ses yeux d'ambre, tu saurais que nous avons de fortes chances d'être pris rien que pour avoir été les premiers à nous présenter. Ah oui et aussi qu'elle en est ravie puisque c'est elle la représentante elfique de la mission.
– Pardon ? T'as eu des infos aussi capitales et t'es même pas foutu de les partager, se vexe Fred. »
Tous me regardent moqueur, tandis que je rougis, et il poursuit :
« T'es peut-être pas un Amoureux des Elfes mais celle-là t'a tapé dans l'œil ! »

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