Chapitre 17 - Partie I

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Quel idiot...

*

Mes pas résonnent dans la nuit. Mes poumons sifflent et le goût ferreux du sang remonte dans ma gorge. Je suis à bout de souffle. Je traverse les rues du quartier à grandes enjambées, jusqu'à arriver enfin à l'orée du pont de Brooklyn. Mes jambes tremblent, endolories par l'effort, mais tiennent bon. Aveuglé par l'espoir ridicule de retrouver Roxane endormie entre mes draps, je me maudis intérieurement de ne pas m'être attardé aux alentours de City Hall après ma mission de ce soir. Je me suis enfui à toutes jambes, alors que Robin l'avait abandonnée là. Juste là. Tout près de moi.

Je m'engage sur la voie piétonne du pont et bouscule au passage quelques fêtards ivres morts qui rouspètent et titubent à mon passage. La douleur de mes poumons me donne le tournis. Plus je me rapproche du centre de l'édifice, plus mon cœur se serre dans ma poitrine. Je suis à bout de force. Je m'en veux tellement que la colère finit par me couper le souffle et me force à ralentir. Mes jambes freinent la cadence et un long frisson parcourt mon corps entier, couvert de sueur.

Ma vision se trouble et le sol oscille devant moi. Je continue d'avancer, le pas traînant, jusqu'à distinguer vaguement une frêle silhouette au centre du Pont. Je plisse les yeux. La forme noire semble observer les lumières de Manhattan, debout, appuyée contre la balustrade. Je me stoppe net et demeure un instant immobile, comme tétanisé. Mon cœur tambourine encore plus fort dans ma poitrine ; c'est elle, il le sait. Le reste de mon corps endolori encaisse difficilement le choc de ma course. J'ai la nausée. Je me débarrasse de ma salive trop épaisse sur le côté avant de parcourir les derniers mètres qui me séparent de Roxane. Son visage est dissimulé par la capuche de son sweat qui recouvre son crâne. Seules quelques mèches de ses longs cheveux bruns s'échappent de part et d'autre, soulevées par la légère brise nocturne qui balaie la surface glaciale de East River, sous nos pieds. Elle se tient droite, les deux mains posées sur la rambarde et ne semble même pas remarquer ma présence.

— Rox...

Je ne parviens pas à reprendre mon souffle. Elle reste parfaitement immobile, dos à moi. Je fais alors un pas, puis un autre jusqu'à me placer à ses côtés. Elle ne tourne pas la tête, toujours happée par les lumières hypnotiques de la ville.

— Rox, regarde-moi.

Ses yeux béats fixent le vide. Elle ne réagit pas, catatonique. Mon cœur se serre un peu plus dans ma poitrine. Je pince les lèvres et place délicatement mes mains de part et d'autre de son visage pour le tourner dans ma direction.

— Roxane, s'il te plaît.

Transit de froid, elle grelotte en suivant mon mouvement, complètement passive. Son regard est toujours perdu dans le néant, vide de toutes émotions. Mon pouce caresse sa joue ; aucune réponse. Une boule d'effroi se forme dans ma gorge.

— Qu'est-ce qu'il t'a fait...

Ma voix s'étrangle, je serre les dents pour retenir les larmes qui viennent me brûler les yeux. Le maquillage de ses paupières imprègne ses cernes, ses lèvres roses sont gercées et son teint, d'ordinaire si frais, éblouit la nuit noire de son éclat blafard. Des traces de souillures ornent la pointe de ses cheveux emmêlés et son visage, creusé par toutes ses larmes séchées, ressemble davantage à celui d'un cadavre.

Je prends une profonde inspiration pour contenir la rage qui bout en moi, tandis que ses yeux, fuyant les miens, se perdent maintenant sur le sol.

— Je t'en prie, Rox. Dis-moi ce qu'il s'est passé.

Roxane ouvre, puis referme lentement la bouche, incapable d'articuler un traître mot. Préférant se terrer dans les limbes inaccessibles de son esprit mutilé, comme une âme perdue, errant au purgatoire.

Je me sens lamentablement inutile. Dans un élan d'incertitude, je l'attire alors contre moi et l'emprisonne entre mes bras. Je ne sais plus quoi faire d'autre. Un soupir de soulagement s'échappe d'entre mes lèvres ; je l'ai retrouvée, enfin. Elle est là. Son corps entier se crispe et tremble encore plus, son visage reste enfoui dans mon épaule. Je resserre un peu plus mon étreinte ; je veux la réchauffer, lui apporter un semblant de réconfort. Mais comme si elle avait ressenti la puissance du sanglot d'amertume contre lequel je me bats, elle glisse lentement ses doigts sur mon dos et me serre contre elle à son tour. Sa capuche tombe en arrière et dévoile ses cheveux en broussailles, collés par la sueur. Le temps se fige, je n'entends même plus les éclats de joie des noctambules qui traversent le pont. Je pose alors une main sur son crâne et me penche auprès de son oreille, pour lui murmurer des mots empreints d'un timide espoir de rémission :

— Tout est de ma faute... C'est ma faute. Je te demande pardon.

Elle reste encore immobile pendant quelques secondes avant de relever lentement son visage vers moi. Fragilisé par ma demande d'absolution, je détourne la tête, trop faible pour affronter son regard. Ses doigts gelés et tremblants viennent effleurer la ligne de ma mâchoire. Cherchant désespérément à lui dissimuler mes émotions, je cligne des yeux et focalise mon attention sur son corps, grelottant toujours entre mes mains.

— Tu es gelée...

Je relâche alors mon étreinte. Soudain privée de ma présence, elle me toise avec inquiétude et désarroi. Je retire mon manteau et le place sur son dos. Elle observe mes gestes, sans dire un mot. La lourde étoffe semble peser une tonne sur ses frêles épaules. Une de ses mains vient tenir les pans fermés autour d'elle, tandis que je m'attelle à frictionner ses bras. Le froid m'assaille presque aussitôt, ravivant les douloureux souvenirs de mon passé dans la rue. Comme un essaim mortel, il s'immisce sous mon t-shirt et attaque la peau de mon ventre, de mon torse, de mon dos. Je serre les dents, mon corps entier se tend. Je ferme alors les yeux et accepte pieusement la punition que la nuit m'inflige.

Au même instant, les doigts de Roxane viennent patiemment s'enrouler autour d'une mèche de mes cheveux avec une fascination déroutante. Elle effleure ensuite ma joue, ses grands iris m'observent, comme si elle me découvrait de nouveau, pour la première fois. Secoué par le brusque changement de température, mon corps se met à trembler à son tour. Ou serait-ce à cause de ses mains sur moi ? Je me noie enfin dans son regard.

Portée par une faible lueur d'espoir, Roxane fait un pas puis se hisse sur la pointe des pieds avant de poser ses lèvres sur les miennes, avec une assurance maladroite. Sa main libre vient se glisser dans mon cou et me maintient prisonnier de son baiser. Je reste un instant figé. Les lames du froid de la nuit se heurtent à la chaleur protectrice que mon cœur dégage. Je suis submergé par une vague de sensations inconnues jusqu'alors. Des sensations irréelles, qui ne semblent appartenir ni à la joie ni à la peine, ni à la vie ni à la mort, ni à la haine ni à l'amour.

Tout à coup, le goût salé des larmes vient se mêler au parfum de ses lèvres et me ramène brusquement à la réalité. Je me crispe, elle se détache de moi et garde son visage inondé de larmes baissé. Une étincelle de rage, attisée par la douleur que son baiser me fait de nouveau ressentir, met alors le feu à mon âme. J'embrasse brièvement son front avant de la serrer de nouveau contre mon cœur, battant au son de l'hallali.

C'est décidé. Je dois savoir ce qu'il s'est passé cette nuit, ce que Robin a bien pu lui faire subir pour parvenir à ses fins. Je n'ai pas le choix. Après tant d'années, je dois retourner au Nest et lui faire face. Pour elle, pour Roxane.

Pour payer le prix des larmes précieuses qui s'échouent sur ses lèvres. 

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEWhere stories live. Discover now