Chapitre 9

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Ernest est seul ce soir ; Ariane n'est pas avec lui. Il en profite pour relire ce mot qu'il n'arrive pas à se sortir de l'esprit depuis qu'il l'a reçu. Peut-être qu'Ariane a raison et que ce n'est rien qu'un prospectus balancé au hasard dans n'importe quelle boîte aux lettres ; rien qu'un texte bidon dans lequel tout le monde pourrait se reconnaître. Mais, même si c'est le cas, cela ne change rien. Pour Ernest, un mot peut être à la fois un signe et un tract bidon balancé au hasard. Ernest croit aux signes ; c'est d'ailleurs une de ses principales sources de dispute avec sa petite-amie, mais peut-être uniquement parce qu'ils s'entendent si bien que leurs sources de disputes ne sont pas bien nombreuses.

Cela ne fait aucun doute pour Ernest : Ariane est la fille parfaite pour lui. Il l'a su dès la première fois qu'il l'a vue. Il mangeait au restaurant avec des amis, quand la musique s'est lancée et que tout le restaurant s'est mis à chanter pour elle, une inconnue à l'autre bout de la salle : « Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire. Joyeux anniversaire Ariane. Joyeux anniversaire. » C'était un huit septembre. Ernest, lui, est né un neuf août. Huit du neuf et neuf du huit : cette symétrie parfaite était déjà un signe. C'est ce qu'il s'était dit après avoir quitté le restaurant. Mais, sur le moment, ce qui l'avait enchanté, c'était son prénom : Ariane. Ariane comme le fil d'Ariane. Ariane comme celle qui permet de trouver la sortie du labyrinthe. Ariane comme la solution. Et Ernest avait besoin d'une solution, d'une issue ; il avait besoin d'une Ariane.

Le prénom avait été le premier signe. La symétrie de leurs dates de naissance avait été le deuxième. Le troisième signe avait été de retomber sur elle quelques jours plus tard chez Décathlon. Il l'aurait reconnue entre mille : souriante, pimpante, la démarche presque sautillante, elle arpentait les rayons avec des écouteurs dans les oreilles et en dodelinant de la tête. « Alors comme ça, on dépense l'argent qu'on a eu pour son anniversaire ? » Il ne sait pas comment il avait fait pour trouver le courage de lui dire quoi que ce soit, et il aurait alors tout donné pour que ce qu'il parvienne à dire soit quelque chose de moins stupide. Comment ne pas le prendre pour un fou dangereux ? D'ailleurs, c'est ce qu'Ariane lui avait répondu : « Comment tu sais tout ça sur moi ? Je dois m'inquiéter ? »

Evidemment, Ariane n'avait pas retenu la tête de tous les individus présents dans le restaurant au moment où elle soufflait ses bougies. N'importe qui d'autre qu'elle aurait fait semblant de ne pas avoir entendu Ernest et se serait éloigné au plus vite. Mais elle, elle avait choisi de plaisanter avec cet inconnu qui l'avait abordée par une remarque tout à fait saugrenue. Elle avait haussé les sourcils d'un « Et alors ? » presque méchant quand, après lui avoir expliqué la source de sa connaissance de sa date de naissance, il lui avait indiqué que lui était né le neuf août. Même après qu'il lui eut expliqué la symétrie entre les dates, elle ne comprenait toujours pas. Elle ne voyait pas en quoi c'était exceptionnel : après tout, il avait les mêmes chances, une sur trois-cent-soixante-cinq, de rencontrer quelqu'un né le huit septembre que de rencontrer quelqu'un né le vingt janvier, le sept mars, n'importe quel autre jour de l'année, ou même le neuf août exactement comme lui. Il n'y avait rien d'exceptionnel à ça, au point que cela ne méritait absolument pas d'être remarqué.

Ariane n'avait pas compris la pensée d'Ernest, mais cela avait malgré tout semblé la faire rire. Elle avait accepté de prendre une pâtisserie avec lui dans le centre commercial, puis de le revoir ensuite. C'est ainsi que leur relation avait commencé, laissant présager de la tonalité plaisamment moqueuse de la suite. Ariane aime essayer d'expliquer à Ernest sa propre vision des choses, tenter de lui prouver par A plus B ce qu'elle conçoit du fonctionnement des gens et de l'univers, le ramener sur la voie de la raison quand elle estime qu'il est dans l'égarement. Mais ils en ont toujours ri. Ernest est de ceux qui pensent qu'il n'y a rien de plus enrichissant dans la vie que de se confronter à la différence d'autrui. Mais ce qu'il aime le mieux, c'était l'étrange paradoxe qu'Ariane et lui représentent. Avant de la rencontrer, il avait toujours pensé que croire que les choses sont écrites rassure et aide à être heureux, et qu'à l'inverse, penser que l'univers n'est que chaos et hasard ne peut conduire qu'au désespoir. Ariane et lui prouvent la fausseté de cette pensée : elle croit au chaos et est la personne la plus heureuse qu'Ernest connaisse, alors que lui croit au destin et est un être immuablement maussade.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant