Chapitre 4

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Pourquoi n'est-il pas possible de se constituer un emploi du temps digne de ce nom ? Un emploi du temps où la majorité du temps serait employé, ne serait-ce pas tout simplement normal ? Emeraude a déjà choisi sa place dans la bibliothèque de l'université, bien utile pour toutes les heures de trous entre ses différents cours. C'est une place à l'étage, dans l'un des fauteuils particulièrement confortables. Malheureusement, les fauteuils obligent à se pencher si l'on souhaite travailler, la seule table à disposition depuis ces places étant une table basse.

Pour l'instant, le problème ne se pose pas ; Emeraude n'en est qu'à sa troisième semaine de cours, et les devoirs sont encore plutôt rares. Comme tous les lundis entre onze heure et midis, tous les mardis entre quinze heure et seize heures, et tous les jeudis et vendredis entre dix heures et onze heures, Emeraude se pose dans son fauteuil et lit un livre qu'elle vient de choisir parmi les rayonnages. Aujourd'hui, elle est studieuse ; elle a choisi un manuel de sociologie et pas un roman. Alors qu'elle s'apprête à ouvrir le livre, elle voit qu'un papier est posé sur la table basse.

Depuis qu'Emeraude est entrée à l'université, elle n'attend qu'une chose : avoir l'honneur d'être contactée par les Chouettes sans ailes. Rejoindre leur groupe fait partie des choses qui la font rêver depuis toute petite, quand elle écoutait sa mère lui raconter, pour l'endormir, des histoires de sa propre jeunesse. La mère d'Emeraude est décédée quand sa fille avait six ans ; alors les histoires sont floues, et les souvenirs probablement déformés ; Emeraude ne se souvient même pas ce que le nom du groupe signifie. « Chouettes » comme un symbole de la sagesse, ou « Chouettes » parce qu'elles se trouvent chouettes ? Et surtout, pourquoi un nom si peu attrayant ? N'est-ce pas étrange que de se définir par ce que l'on n'a pas ? Mais le nom ne suffit pas à couper l'attirance d'Emeraude, qui est fascinée par le mystère et par la perspective de marcher dans les pas de sa mère.

C'est d'ailleurs pour suivre ses traces qu'elle a choisi de s'inscrire dans ce cursus de sociologie, au sein de cette université. Emeraude en a conscience, mais ne regrette pas un instant son choix ; elle n'avait pas particulièrement d'autres envies de toute façon. Et puis, la sociologie révèle justement que, quels que soient les choix d'orientation, ils sont toujours, d'une manière ou d'une autre, influencés par la trajectoire des parents. Alors, à quoi bon se leurrer et faire semblant d'être libre ? Emeraude a perdu sa maman alors qu'elle était encore petite fille : pourquoi chercher à prétendre que cela n'impactera pas la suite de son existence ? Evidemment que ça l'impactera, et elle n'en a pas honte.

Emeraude garde une image idéalisée de sa mère. Mais, même si elle sait que cette image n'est probablement pas entièrement fidèle à la réalité, elle est déterminée à devenir une femme comme sa mère l'était : une femme à la fois cultivée et amusante, sincère et mystérieuse, aimante et indépendante. Les Chouettes sans ailes, souvent au centre des histoires de sa maman, sont, dans le souvenir d'Emeraude, complètement à son image. Elle les imagine exactement comme son souvenir d'elle ; exactement comme le type de femme qu'elle a envie de devenir. Faire partie des Chouettes dans ailes, ce serait être entourée de jeunes filles qui sont quelque part emplie de l'esprit de sa mère, et être par elles reconnue comme étant devenue une jeune fille dont cette mère aurait été fière.

En lisant le papier déposé sur la table basse de la bibliothèque universitaire, cela ne fait pas le moindre doute pour Emeraude : il s'agit enfin de son invitation à rejoindre les Chouettes sans ailes. Elles l'ont identifiée : peut-être parce qu'elle est la fille de sa mère, peut-être grâce à son attitude en cours, peut-être pour son implication dans les projets de l'université et les associations étudiantes, ou peut-être pour une autre raison encore. Mais l'entrée dans leur société secrète n'est pas encore gagnée : il y aura des épreuves. Le mot parle d'indices : des indices qui devraient probablement permettre à Emeraude de découvrir leur local de rassemblement, ou de repérer qui sont les autres membres. Il doit s'agir là de la première étape du processus d'initiation.

Elle regarde attentivement autour d'elle : la bibliothèque est plutôt déserte à cette heure ; à croire que les autres étudiants ont mieux réussi qu'elle à se débrouiller avec la constitution des emplois du temps. A l'étage, trois filles seulement. Une qui dort la tête posée entre ses bras sur l'une des tables de travail : impossible qu'elle fasse partie des Chouettes sans ailes. Une autre qui discute avec un garçon, suffisamment fort pour en déranger deux autres qui, posés deux tables plus loin, essayent de travailler. Et une troisième, assise sur un fauteuil comme celui d'Emeraude, jouant sur son téléphone à rallier des points de couleur ; pas non plus du genre à faire partie des Chouettes sans ailes, mais son jeu donne une idée à Emeraude.

L'indice est probablement dans la lettre elle-même. Chaque mot est d'une couleur différente du précédent ; un sens se cache forcément derrière ce code. Emeraude commence par sa couleur préférée : le bleu marine. En lisant uniquement les mots de cette couleur, on obtient « Pas personne plus indices ». Certes, cela n'est pas très clair, mais un message secret ne serait pas secret s'il était limpide. Cette phrase pourrait signifier qu'elle est sur la bonne piste en cherchant les indices dans le mot plutôt que rechercher la personne qui l'aurait déposé. Passons au rouge, couleur préférée de sa mère : « Autant pas toi. » Est-ce que cela signifie qu'elle a été rejetée par les Chouettes sans ailes ? Mais quelle société secrète prendrait la peine d'envoyer des indices aux personnes qu'elle refuse ? Les autres couleurs ne donnent pas de résultats beaucoup plus parlants. En bleu turquoise « d'attention préparé toi non » pourrait être une incitation à augmenter sa vigilance. En rose, « Preuve mais refus ignorer » signifierait qu'elle ne devra pas se laisser décourager à la première impression d'échec. Mais certaines couleurs donnent juste du charabia. Que peuvent bien signifier « Fais pourrais choses besoin viendra » ou « Pour n'es vont la partout il les » ? Sans parler de « Pas les un les ne », ou même des mots en noir, qui sont au nombre de quatorze et presque tous des pronoms, conjonctions ou autres mots de deux ou trois lettres seulement.

Peut-être que le noir ne compte pas, que c'est la couleur par défaut et que seules les véritables couleurs ont un sens. Mais, même en mettant le noir de côté, trop de couleurs donnent du non sens. Peut-être que la solution se trouve plutôt dans les chiffres. Elle compte : quatre mots vert gazon, quatre roses, quatre bleu turquoise, sept jaunes, quatorze noirs, quatre violets, deux oranges, six gris, trois vert sapin, cinq marrons, quatre bleu marine et trois rouges. En les additionnant, on obtient un total de soixante. Mais Emeraude se rend vite compte de l'absurdité de ses comptes, réalisant que soixante est aussi le nombre que l'on obtient en comptant tout simplement l'intégralité des mots de la lettre. Si le noir ne compte pas, peut-être faut-il le retrancher : on obtiendrait alors quarante-six. Malheureusement, ce nombre n'évoque rien à Emeraude.

Faudrait-il plutôt chercher du côté des initiales ? Elle est surprise de trouver les siennes : « ES », comme Emeraude Sagel, en orange, dans un très joli « Épanouie solution ». Serait-elle elle-même la solution ? Mais la solution à quoi exactement ? Elle parvient même à trouver les initiales de sa maman : Audrey Paula Tellier. Certes, c'était son nom de jeune fille, mais, après tout c'est sous ce nom qu'elle a connu les Chouettes sans ailes. Et puis, les initiales « APT » se trouvent justement en rouge, qui était sa couleur préférée. Ce « Autant pas toi », serait alors un moyen de signifier à Emeraude qu'elle ne doit pas chercher à être sa mère ? Ce pourrait être cohérent avec le fait que la solution se trouverait en elle-même, si c'est bien ce que le orange signifie.

Mais rien de tout ça ne donne de réelle indication à Emeraude sur la façon dont retrouver et intégrer les Chouettes sans ailes. Les autres séries d'initiales ne lui évoquent rien : PPPI, PLULN, BPD, UQCDSS, STSF, LTLTAEPPPATJP, DPTN, PMRI, FPCBV. Emeraude reste bredouille, et son heure de trou est en train d'arriver à sa fin. Elle repose sur son rayon le livre de sociologie qu'elle n'a pas ouvert, et se dirige vers l'amphithéâtre où elle a son prochain cours. Elle garde avec elle le mot, ainsi que le papier sur lequel elle a pris des notes lors de son décryptage. Qui sait ? Peut-être que l'une de ses trouvailles trouvera un écho dans les jours qui viennent.

Au fil des signesWhere stories live. Discover now