Chapitre 37

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La première chose qui file dans l'esprit de Bastien en entendant la pseudo-révélation d'Ariane, c'est qu'il a décidément bien fait de quitter Justine. A ses yeux, Justine est une version plus âgée, et peut-être légèrement assagie, de cette Ariane. Mais toutes deux partagent le même défaut : un trop plein d'implication dans leur relation, susceptible de les mener à prendre des initiatives empiétant sur la liberté de leur partenaire. A croire que les filles qui clament haut et fort que la relation amoureuse doit-être conçue comme un partenariat basé sur l'amitié et le respect de l'individualité et de l'autonomie de l'autre, se trouvent finalement être celles qui, au nom de ce même partenariat, sapent l'autonomie qu'il se devait en premier lieu de protéger. S'il y a un message caché derrière toute cette aventure, c'est bien qu'une histoire avec ce genre de filles serait la pire erreur possible.

Qui plus est, les théories de cette Ariane vont elles aussi dans le sens d'une confirmation de la décision de rompre avec Justine. Si Bastien trouve Ariane néfaste en tant que petite-amie pour Ernest, il la trouve plutôt pas mal en tant que guide spirituel. La théorie du hasard constant confirme que quitter une fille ne peut jamais être une erreur monumentale, qu'il n'y a pas de regrets à avoir. Même s'il s'avérait que Justine aurait pu être une petite-amie convenable, ce qui est fort peu probable, cela ne voudrait pas pour autant dire qu'il n'y a pas d'autres potentielles petites-amies tout aussi convenables pour lui. Si retomber sur Justine a été un hasard, le hasard mettra à tous les coups sur son chemin d'autres filles potentiellement aussi compatibles, et même autrement plus.

Et dire que Justine lui a prophétisé qu'il ne pourra jamais trouver l'amour parce qu'il recherche la douleur. Quelle bêtise ! Bastien ne recherche pas la douleur. Il se méfie simplement des relations trop douces, qui lui rappellent cette métaphore du miel dans lequel on finit par se trouver englué.  Bastien ne veut pas d'un amour qui fasse souffrir ; c'est simplement qu'à ses yeux, la dynamique de séduction qui peut s'établir au début d'une relation, celle où chacun cherche à se faire désirer, entretient une part de mystère et s'interroge sur les intentions de l'autre, est saine. Les filles comme Justine et Ariane pensent que supprimer cette étape et passer directement à une relation de confiance entière où l'on recherche toujours à deux le meilleur pour le « nous », permet d'éviter la souffrance et est ce qui constitue une « relation saine ». Mais Bastien trouve que les relations établies sur le modèle de la séduction ont l'avantage de respecter la limite entre l'un et l'autre, l'individualité, l'indépendance, la liberté. Si être une équipe, c'est devoir renoncer à ça, il y a plus de souffrance dans le fait de faire partie d'une équipe que dans le fait de se concevoir comme deux individualités aux intérêts distincts en train de se sonder et de se chercher.

La dynamique actuelle entre Ariane et Ernest est pour Bastien la preuve qu'il a raison. S'offusquer de l'individualité de l'autre, de nos différences de croyances et de représentation, ressentir cette divergence comme un danger pour le couple et chercher à rétablir la fusion au mépris de tout respect pour l'autre et ce qu'il est : serait-ce donc ça l'amour ? Si c'est le cas, Bastien est certain de ne pas en vouloir. Mais que veut-il alors ? Rien de spécial sinon préserver ce qu'il a déjà, persévérer sur le chemin qu'il s'est choisi, dans l'individualité qu'il s'est créé. Si Justine et Ariane lui ont apporté quelque chose, c'est la conscience de la puissance qui est contenue dans ce qu'il est. Justine parce qu'elle considère comme un mérite la capacité de Bastien à voir le caractère plaisant des choses, la légèreté cachée derrière la lourdeur la vie. Ariane parce qu'elle considère comme la source de toute liberté la conscience que l'on peut avoir du chaos de l'univers et du caractère aléatoire des choses.

Et Bastien sait à présent que sa vie a de la valeur. Il sait à présent qu'il n'a rien du raté que les gens ont trop souvent tendance à voir en lui. Il n'a peut-être pas l'ambition qu'ils ont ; il a en effet refusé de participer comme eux à la course effrénée au succès. Mais il a bien une ambition, un combat, une motivation : préserver sa liberté et sa légèreté, s'efforcer de trouver ce qu'il y a d'appréciable dans la vie, envers et contre tout. Oui, il faut admettre qu'il s'est peut-être un peu trop reposé sur ses lauriers ces dernières années. Oui, il a peut-être souffert de sa liberté plus souvent qu'il n'en a profité, succombant à l'ennui. Il a peut-être oublié que parvenir à profiter de la vie demande des efforts. Il a préservé sa liberté mais n'en a pas tiré le bon côté, refusant le combat que sa philosophie doit être pour pouvoir s'incarner réellement. Au lieu d'être celui qu'il prétend être, celui qui cherche à profiter de la vie, il s'est retrouvé à se draper d'une indifférence qui l'empêchait de profiter autant qu'elle l'empêchait de souffrir. Il a préservé sa légèreté en dénigrant les choses, en les minimisant, en s'en moquant, alors que pour être entière cette légèreté doit aussi savourer l'ironie, tirer du plaisir des choses, en rire joyeusement.

Ironiquement, la légèreté doit aussi parfois être un effort. Profiter de la vie ne peut pas être que dans le moins, mais doit aussi être dans le plus. Peut-être que choisir de rester affalé sur le canapé plutôt que de prendre sa guitare n'est plus, une fois qu'on est lancé à jouer de la musique, l'option qui procure le plus de satisfaction. Peut-être qu'un emploi moins simple que le sien pourrait se révéler plus agréable et intéressant au final, et pas nécessairement un labeur insupportable. Peut-être qu'être ici à parler du Destin avec tous ces inconnues est au final beaucoup plus amusant que la corvée sans intérêt qu'il s'imaginait en passant le pas de la porte.

Au final, même si la voyant n'est pas la personne qui a déposé le mot sur le panneau d'affichage, ses prophéties n'étaient pas nécessairement fausses. Retrouver le chemin du bonheur ? Il semble sur la bonne voie. Le retour d'un amour passé ? Check, même si ce n'est pas dans le rôle d'amoureuse que le retour de Justine a eu lieu, et si elle n'a jamais vraiment été « un amour » aux yeux de Bastien. Tirer de ses talents la gloire et la fortune ? Il semble y avoir encore pas mal de chemin à faire, et pas mal de hasards sur lesquels compter pour parvenir au but. Tellement de hasards sur lesquels compter que cette prévision semble peu réaliste. Mais, qui sait ? Peut-être que son ami Ben s'est mal souvenu de la carte et qu'elle n'a jamais parlé de gloire et de fortune mais juste de succès. Peut-être que le succès dans la vie peut être autre chose que la gloire et la fortune. Peut-être que le succès dans la vie doit avant tout être constitué par le bonheur. Peut-être même que les talents auxquels référaient cette carte n'avaient rien à voir avec la musique mais faisaient référence aux capacités de Bastien pour la légèreté et la liberté.

A moins que la voyante n'ait été qu'un charlatan et que ses cartes ne soient nullement des prophéties. Ce qui, il est vrai, serait plus cohérents avec la théorie des hasards multiples à laquelle Bastien accepte avec plaisir de souscrire. Mais est-ce tellement incompatible ? Bastien a bien envie de croire aux deux à la fois. Il a envie de croire que les évènements ne sont pas écrits mais sont bien, comme le dit Ariane, la collision aléatoire des libertés individuelles de chacun. Il a envie de croire que nous sommes tous libres. Mais il a aussi envie de croire que les choses peuvent être prophétisées, qu'il est possible que certaines personnes puissent prédire où nous mènera cette collision. Ariane s'est moquée de Bastien en disant que, même si les deux théories ne sont pas elles-mêmes incompatibles, la seule voyante possible serait un gigantesque ordinateur ayant connaissance de toutes les lois physiques et psychologiques ainsi qu'une description complète de l'univers entier incluant chaque grain de poussière et chaque connexion neuronale.

Bastien trouve cette idée plutôt cool, mais vu que la création de cette ordinateur ne sera pas possible tout de suite, il n'y voit pas de raison suffisante pour se priver entre temps du plaisir de s'autoriser à croire les élucubrations d'une voyante, toute charlatanesque soit-elle. Et puis, d'ailleurs, prendrait-on encore du plaisir aux prophéties si elles étaient exactes et complètes ? N'effaceraient elles-pas alors tout l'intérêt de la vie ? Le fun des prophéties de voyantes vient justement du doute possible, et des interprétations multiples qu'elles peuvent susciter. Si tout ça n'est que biais de notre esprit, il faut alors conclure que ces biais de l'esprit nous procurent bien de l'amusement. Si l'on ne fait que comprendre ce que l'on veut comprendre et voir ce que l'on veut voir, dans les prophéties comme dans tous les évènements aléatoires de l'univers entier qu'on choisira d'interpréter comme des signes, ça n'enlève rien au fait que tous ces éléments nous renseignent sur ce que l'on souhaite. Et n'est-ce pas au final l'information la plus essentielle qu'ils puissent nous donner ? Non pas ce que l'avenir nous réserve, mais ce qu'il y a en nous.

Au fil des signesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant