#4 - Æther

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Deux jours plus tard, c’est mon tour.
Vlad et moi faisons bande à part. J’ai écopé d’une ou deux nouvelles contusions en me débattant alors que nos bourreaux venaient récupérer Irina. Je refusais de la lâcher, j’avais l’impression qu’on me l’arrachait et que je l’abandonnais.
Depuis, je n’ai rien avalé, ou presque. Mes mains ne cessent de trembler et tout mon corps est secoué de frissons désagréables. J’ai réussi à m’assoupir quelques instants, mais pas suffisamment pour me reposer.
Je suis las, replié sur moi-même dans le coin de la cellule. Tout ce que je peux faire, c’est attendre comme une âme en peine. Toute force m’a quitté. Je ne fais pas attention à la porte qui s’ouvre et aux pas qui se rapprochent de moi.
– Debout.
On me parle, mais je n’entends pas, enfermé dans une sorte de catatonie qui m’isole du monde extérieur. Je demeure immobile.
Quelqu’un m’agrippe par le bras et me soulève. C’est toujours le même soldat. Hwang, celui qui nous a fait descendre du camion, qui nous a amenés ici, qui est venu prendre Irina, qui a refusé de m’aider… Son visage en devient familier. Cependant, cela ne fait pas de nous des amis, pas plus que des alliés. Quand je percute ce que sa présence signifie, un vent de panique réveille tous mes muscles.
– Lâchez-moi.
Je bas des coudes, mais je suis tellement affaibli... Vlad se sent pousser des ailes. Il sort de son mutisme et crie, tentant d’arrêter un des deux soldats qui sont venus pour moi en le tirant par le bras. Il est si petit et si frêle que le maîtriser ne demande aucun effort. L’homme le retient alors que je quitte la cellule, fermement accompagné.
– Bogdan ! Ne me laisse pas !
Je regarde par-dessus mon épaule et essaye de paraître aussi assuré que possible.
– Je vais revenir ! Reste tranquille et tout ira bien !
– Tu dis toujours ça et puis après...
– Je te le promets, Vlad. Je te le promets !
Ils ne doivent pas s’en prendre à mon frère pour me punir, alors je m’efforce de montrer l’exemple en étant docile. De toute façon, même si je voulais fuir, je n’irais pas loin. Chaque pas est une torture. Une main sous chaque bras me tenant fermement, nous remontons le couloir de cellules. La majorité de ces dernières sont vides, mais quelques visages se lèvent pour m’observer. Je n’étais donc pas seul. Toutefois, je ne reconnais personne.
Pour sortir, nous passons une large porte sécurisée ouvrant sur une allée baignée de lumière. Ébloui, je plisse les yeux en grimaçant. On me pousse dans le dos pour que j’avance. Je fusille du regard le soldat, mais il ne donne pas l’impression de vouloir gérer une énième résistance. Du menton, il m’ordonne d’obéir et j’abdique. J’en ai marre de prendre des coups.
Nous franchissons plusieurs portes, et plus ça va, plus c’est propre et lumineux. Mine de rien, ça me fait du bien de me dégourdir les jambes après tout ce temps. Je n’ai aucune idée d’où je vais, ni de ce qui va m’arriver, mais une partie de moi est curieuse.
Les couloirs sont larges et deux asiatiques en blouse blanche poussent un brancard sur lequel est dissimulée une masse informe qui ne me dit rien qui vaille. C’est assez imposant, trop pour un humain ou alors, il s’agit de Lars. Je déglutis difficilement en observant les hommes qui ne nous prêtent même pas attention. À croire qu’ils voient des gosses comme moi tous les jours. L’un d’eux parle pendant que l’autre prend des notes, et quand ils nous dépassent, un mouvement soudain m’attire l’œil.
Quelque chose a bougé sous le drap.
Je bondis sur le côté pour m’écarter le plus possible du brancard, cherchant refuge derrière un de mes gardes. Quelle ironie. Alerté par ma brusque réaction, l’un d’eux lève son fusil pour le pointer sur moi. Hwang suit mon regard. Les deux blouses me dévisagent curieusement.
Un bras se balance sinistrement dans le vide. C’est verdâtre et... pourri, totalement difforme, rongé par la décomposition et l’odeur qui s’en dégage… Je plaque une main sur mon nez. On dirait du poisson pas frais. Je crois que je vais vomir. Mon escorte me protège en s’interposant entre le brancard et moi. Hwang aboie sur les blouses blanches et celui qui prenait des notes s’active à cacher la monstruosité. C’est trop tard, je l’ai vue ! À chaque fois, le bras sans vie lui échappe, comme s’il était couvert d’une substance visqueuse... Qui dégouline sur le sol. Je ne sais pas ce que c’est, mais ça me soulève le cœur et je deviens tout pâle. L’autre soldat me tire pour m’éloigner et je le suis même avec plaisir ! Par une curiosité mal placée, je jette un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule et regarde la chose jusqu’à ce qu’elle disparaisse au détour du couloir.
Je ne veux pas finir comme ça. J’ai les yeux écarquillés de panique et je tremble comme une feuille. Est-ce ce qui m’attend ? Est-ce mon tour de mourir ? Est-ce là tout ce que je mérite ? Je suis terrorisé. Encore plus qu’avant, si c’est possible.
– Qu’est-ce que c’était ? je demande prudemment.
Sans surprise, aucun ne me répond. En revanche, ils allongent le pas, le mien avec.
– Hey, je vous parle ! Vous nous détenez depuis assez de temps maintenant, j’ai le droit de savoir ! Je veux savoir ce qui se passe !
C’est tout juste s’ils ont écouté, mais je sens une main se resserrer sur mon bras. C’est celle du soldat Hwang.
– Non ! je hurle en cherchant à reculer pour me libérer.
Prisonnier de leur étreinte, je n’arrive à rien et les voilà qui me menacent de leurs fusils pour me faire obéir.
– Si vous voulez me tuer, qu’est-ce que vous attendez ! Hein ?
Ils me forcent à avancer jusqu’à une porte sécurisée par un boîtier bizarre. Ce truc fait de la lumière et vire au vert quand l’un des gardes y présente sa carte. Se révèle alors une pièce ressemblant à une salle d’opération. Là, je panique vraiment. Je ne garde pas du tout un bon souvenir de la dernière que j’ai visitée. Ce qui me frappe plus que tout, c’est l’odeur et je plaque à nouveau ma main sur mon visage pour l’atténuer. Si je devais la décrire, je dirais que ça pue la mort.
La lumière est si vive, ici. En guise de murs, des placards blancs tapissent la pièce. Certains sont des vitrines dans lesquelles sont entreposés des produits. Un évier, quelques serviettes et une chaise longue comme j’en ai déjà vu chez le dentiste, une fois. Au-dessus, une large lampe éclaire une tablette sur laquelle sont alignés des outils. J’en ai froid dans le dos. Des aiguilles, des fioles, des trucs qui vont dans des machins pour fouiller dans ma bouche, mes yeux ou mes oreilles, qu’est-ce que j’en sais...
Un homme en blouse se tourne vers moi. Jusque-là, il était occupé à ranger ses instruments. Je déglutis en me demandant par lequel il va commencer. Il y a du sang sur sa poitrine. Il n’y a que quelques gouttes, mais ça suffit à me retourner l’estomac. Je souffle :
– Non, attendez...
Ils ne veulent pas nous tuer. Ils veulent procéder à des expérimentations qui peuvent nous tuer. Je recule et mon dos rencontre mon escorte. Ils me conduisent au siège. J’ai beau me débattre, rien à faire. L’homme approche avec une seringue, ce qui n’a rien de rassurant. Il est plutôt grand et maigre et d’un certain âge. Du menton, il désigne mon bras. Les soldats s’exécutent et maintiennent mon poignet pour offrir le creux de mon coude. J’implore :
– Dites-moi au moins ce que vous faites !
Un garde baragouine quelque chose et les autres échangent des mots bizarres. Le scientifique acquiesce enfin et me sourit. Je ne comprends rien. Il essaye sûrement de me dire que tout ira bien... ça m’étonnerait. Je ne peux pas bouger et murmure des supplications pendant que l’aiguille s’enfonce dans ma peau. C’est tout juste si je la sens, mais le simple fait de la voir… Je penche la tête en arrière pour cogner le siège. Je suis en train d’échouer à ma promesse. Ils vont me tuer, comme ils ont tué Irina et Tibor. Tout à coup, le calme que j’avais réussi à trouver en longeant le couloir n’est plus qu’un vague souvenir et toute ma détresse déforme mon visage. Avec elle, mes sanglots silencieux se fondent dans une multitude de supplications laissées sans réponse.
Au bout d’un moment, le vieux tapote mon épaule et je rouvre les yeux. Il ne s’est rien passé et je ne me sens pas différent. Je regarde mon bras que le scientifique a replié avec un coton de fortune. Je jette un œil stupéfait sur ma garde rapprochée, mais ils restent totalement inexpressifs.
– Quoi, c’est tout ? Juste une prise de sang ?
À nouveau, Hwang et la blouse blanche échangent quelques mots et ce dernier se met à rire. Il n’y a rien de drôle dans tout ça. M’a-t-il vu pleurnicher comme un bébé quelques minutes plus tôt ?
Pendant ce temps, le vieux passe d’un échantillon à l’autre, mélange un truc, place sur un machin, secoue avec du bidule... Bon sang que c’est long. Plus ça va et plus j’essaye de me libérer. Mais quoiqu’il arrive, je suis bien harnaché au siège. J’observe son manège et, quand enfin un carré vert apparaît sur un des moniteurs, le scientifique semble satisfait.
Il prépare ensuite un nouveau cocktail de va savoir quoi encore. Lentement, il secoue le tube, mais une substance noire ne se mélange pas au reste. Elle stagne au milieu. On dirait de la fumée dans du liquide. Mon imagination y voit un poisson, un Combattant, majestueux, les nageoires voluptueuses en mouvement. Je suis subjugué et à la fois terrifié. Je ne veux pas de ce truc près de moi. Il verse le tout dans une fiole qu’il connecte à un masque et revient vers moi. Irina a été piquée à plusieurs reprises dans le bras. Ça ne coïncide pas, quelque chose ne va pas, ce n’est pas normal. Je pince les lèvres, ma poitrine se soulevant sous ma respiration forte. J’ai envie de hurler. Hwang maintient fermement mes épaules.
Ils m’attachent les poignets et les chevilles. Je sanglote à nouveau, comme un minable. C’est tout ce que je peux faire alors que mes yeux, ronds comme des billes, supplient de ne pas me faire de mal en suivant la trajectoire de sa main. Je passe de l’instrument de torture au scientifique avec un regard affolé. Je me défends, j’essaye d’arracher mes liens, je me secoue dans tous les sens. En vain. Il me visse le masque sur le visage en me tenant fermement le front pour que je ne bouge pas.
Au bout d’un moment, je suis bien obligé de respirer.
Pendant quelques secondes, rien ne se produit. C’est même doux. Je suis dans l’œil du cyclone où tout est calme et serein. Jusqu’à ce que frappe la tempête.
Le gaz finit par m’irriter la gorge et m’embrume légèrement la tête. Mes veines noircissent, je peux suivre son parcours à travers chacun de mes membres, il enveloppe tous mes muscles. Il se propage progressivement dans tout mon corps. Ma poitrine se soulève de plus en plus frénétiquement. Petit à petit, une douleur irradie mon torse avant de se transformer en migraine. Au début, elle est lancinante, gênante, mais supportable. Et puis, elle pince, vrille mes tympans jusqu’à avoir l’impression que mes yeux vont sortir de leurs orbites. Je secoue vivement la tête pour me débarrasser du masque, mais le scientifique ne me lâche qu’une fois le gaz entièrement libéré dans mon organisme.
Alors que la douleur s’atténue, je ne sens plus mes jambes ni mes bras, pas plus que le reste de mon corps. C’est une sensation affreusement désagréable. J’ai l’impression de chuter dans le vide, sans cesse. J’ai beau hurler, aucun son ne sort.
Je cligne des paupières. Un goût de fer et de soufre rend ma bouche pâteuse. Ça tourne un peu, ça tourne beaucoup. Et, à un moment donné, je vois des petits éléphants roses.
Ou mauves.
Partout.
Je cligne des yeux à nouveau, et les éléphants se transforment en une demi-douzaine de dindons qui ricanent comme des hyènes.
J’hallucine.
Le scientifique passe une main dans mes cheveux, me consolant d’une caresse paternelle.
C’est sûr, maintenant, je plane.
J’entends bien qu’on me parle, mais les sons me semblent lointains, je dois être sourd. Un grondement me hérisse les poils sur le corps. Un orage ?
Un poisson, le même Combattant d’ébène que plus tôt, danse à travers la pièce, ses longues voiles flottant dans l’air comme un nuage de fumée voluptueuse. Il nage autour du soldat Hwang à côté de moi, l’enveloppant dans un brouillard. Au fur et à mesure qu’il disparaît, sa peau noircit. J’inspire profondément, appréhendant ce qui s’annonce. J’ai du mal à détourner le regard, si c’est une hallucination, elle est foutrement convaincante. Des poils sombres lui poussent sur le visage. Son nez s’allonge, ainsi que ses oreilles, en une gueule effrayante. Il se métamorphose progressivement en un loup imposant à la fourrure épaisse. Celle-ci se mêle aux nageoires du Combattant, jusqu’à fusionner. Le spectacle est aussi magnifique qu’angoissant.
Lentement, le loup relève la tête vers moi et de ses yeux émane une lueur rougeâtre qui se diffuse dans la brume. Ses babines se retroussent pour dévoiler une rangée de crocs acérés. Le grondement se fait plus menaçant et le brouillard le masque presque totalement, à présent. On m’a laissé seul face à lui. Tout autour de moi a disparu, avalé par les ténèbres. Je ne perçois plus que la bête sauvage et l’éclat dantesque de ses iris. Ma respiration s’accélère, mon cœur s’emballe. Malgré les horreurs que j’ai pu vivre récemment, cette bête me terrifie plus que tout au monde.
Soudain, de sa grande gueule monstrueuse s’échappe un rugissement tonitruant qui balaye tout sur son passage. Ce n’était pas les prémices d’un orage que j’avais entendu plus tôt…
Puis, le loup fond sur moi.
C’est la douleur la plus vive, la plus atroce et la plus insurmontable qui m’ait été donnée de connaître.
Les hommes qui m’entouraient jusque-là s’écartent brusquement quand je pousse un hurlement exorcisant la géhenne qu’est devenu mon corps. Quelque chose se passe en moi, je sens un poison m’envahir, s’infiltrer dans mes os, se nourrir de mon sang, ronger mes muscles. Je sais déjà comment tout ça va finir. Je vais souffrir le martyre, puis mon cerveau va exploser et je vais mourir. Seul.
La douleur intense s’éternise. Des griffes me déchirent le torse. Des crocs m’arrachent le cœur. Mes poumons se vident de leur air. Les ténèbres m’engloutissent.
Quelque chose éclate tout à coup dans mon crâne. Mon hurlement cesse aussitôt et ma tête retombe.
Dans un ultime soupir, je rejoins les abysses d’un océan obscur.
Un faisceau lumineux filtre à travers mes paupières, comme les rayons du soleil entre les feuilles agitées par le vent.
J’ignore totalement où je suis et ce qui s’est passé, mais ça ne va pas, je ne vais pas bien. La douleur s’est dissipée, mais il y a quelque chose en moi. Je l’entends gronder à l’intérieur, je le sens frémir, gigoter. C’est indescriptible, mais je sais que c’est là. En moi.
Dans cet état de demi-conscience, je perçois des voix et gémis en guise de réponse. Ma tête dodeline brièvement. Je ne suis plus attaché, je peux bouger mes pieds et mes mains. En tâtonnant, je reconnais un lit qui me rappelle combien je suis fatigué.
Je ne résiste pas à l’envie de sombrer à nouveau. Je n’ai même pas eu la force d’ouvrir les yeux. Je n’ai plus mal, c’est confortable, ce sont les seules informations dont mon cerveau a besoin. Mon cœur s’arrête et ma tête roule sur un coussin moelleux afin de laisser mon corps se reposer.
Deux masses tombent sur mon torse. J’ai le souffle coupé. Un courant électrique me parcourt l’échine. Je sursaute. Deux tonnes s’abattent à nouveau sur ma poitrine.

– Fin !
Les doigts d’Irina se mêlent à mes boucles et, à travers mes paupières closes, la lumière danse.
Elle pose le livre à côté d’elle pendant que je me redresse, sortant d’un rêve éveillé. Je reconnais l’endroit, c’est la clairière à quelques mètres de notre village.
Je la dévisage un long moment. Une part de moi sait que ses cheveux blonds dans le vent ne sont pas réels ni son sourire. Pourtant, elle est bien là. J’écarte une de ses mèches qui barrait son visage et la ramène derrière son oreille. D’un geste tendre, ma paume s’attarde sur sa joue.
– Tu vas bien ? je demande.
– Bien sûr ! Pourquoi ?
– Tu avais l’air fatigué.
– Ce n’est rien, il fallait juste que je dorme. Ça va mieux maintenant !
Mes yeux tombent sur sa bouche généreuse que je caresse du pouce. Mon esprit est en conflit. Irina n’est plus, je l’ai tuée de mes propres mains, pourtant sa présence me semble parfaitement normale. Et réelle. Peut-être suis-je mort, moi aussi ?
– Je suis désolé.
– Pour quoi ? Tu n’as rien à te reprocher. Tu as fait ce qu’il fallait.
– Il y avait sûrement un autre moyen.
– Tu auras des choix difficiles à faire dans ta vie, tu devras les assumer. Il ne te servira à rien d’être désolé.
Je ne sais pas trop ce que ça signifie, mais qu’importe. Irina est là et c’est tout ce qui compte. Je mêle mes doigts à ses cheveux et glisse une main jusqu’à sa nuque. Sa peau est si douce. Ses yeux percent mon regard, mon cœur battant à tout rompre. Elle sonde mon âme comme personne avant elle, j’ai l’impression qu’elle lit en moi comme dans un livre ouvert. Ma respiration s’accélère et nos nez se frôlent. Les mots qui m’échappent ne sont qu’un souffle dans le vent.
– Tu vas me manquer.
Mon estomac se serre. Je me penche sur ses lèvres pour les embrasser quand un hurlement déchirant perturbe l’atmosphère paisible.
– Bogdan !
Je sursaute et me raidis en regardant autour de moi, sur le qui-vive. J’aurais juré connaître la voix. Empreinte de détresse et de supplice. On aurait dit Irina, mais... Je reporte mon attention vers elle. La jeune fille baignée de lumière et de soleil a disparu au profit de son fantôme. Un cri d’horreur s’échappe de ma gorge et je bondis en arrière, rampant sur mes mains pour m’éloigner d’elle. Sa peau est grise et à la place de ses veines circule tout un réseau de lignes noires. Son corps est couvert d’ecchymoses, sa lèvre est fendue et le contour de ses paupières est violacé. Peu à peu, ses cheveux noircissent également, et toute la clairière s’obscurcit. Le ciel s’assombrit, les nuages s’épaississent et le brouillard se lève.
Elle me fixe sans rien dire, le visage inexpressif.
– Toi seul dois les protéger, Bogdan.
C’est un rêve.
– Qui ça ?
Ses yeux d’ébène reflètent l’éclat de la lune.
– Tous. Chacun d’entre eux.
Un sang noir remplace ses larmes. Ses cheveux se liquéfient comme du pétrole sur ses épaules. Chacune de ses veines enfle en prenant une teinte aussi sombre que les ténèbres qui nous entourent de plus en plus.
Il faut que je me réveille.
– De quoi ? De qui ?
Je dois absolument m’enfuir.
– D’eux-mêmes.
Maintenant !

Je sors brutalement de mon cauchemar et me redresse, les poumons vides. J’aspire l’oxygène, le sang tambourinant contre mes tempes à un rythme effréné, mais une subite quinte de toux m’étouffe. Je roule sur le côté, un bras en travers de mon estomac brûlant de l’intérieur, je m’arrache la gorge, le dos courbé. Je n’arrive pas à respirer. Quelque chose m’en empêche. Je suis en train de suffoquer.
– Est-ce que ça va ?! s’exclame une voix féminine.
Je me penche et, la tête au-dessus du vide, je vomis. Finalement, quelque chose de sombre et de visqueux éclabousse le sol. L’oxygène afflue enfin jusqu’à mes poumons. Je peux respirer à nouveau. Je revis, inspiration après expiration. Par terre, la flaque noirâtre me fait grimacer. Ça n’a rien à voir avec le contenu de mon estomac. Fort heureusement, ça n’en a pas non plus l’odeur. Aucune, même, pour ainsi dire. Ça ressemble à du pétrole, en plus mat si c’est possible. Je crache encore quelques gouttes avant de me redresser.
– Tu es malade ?
La voix féminine.
– Non, je me lave les dents, je réponds, cynique.
Une douce chaleur irradie ma poitrine. J’inspire profondément, me sentant un peu mieux. De mon avant-bras, je m’essuie la bouche et me laisse retomber sur le dos lourdement, les yeux clos.
– T’as une drôle de manière de faire, si je peux me permettre.
Je profite encore quelques secondes d’être en vie avant de me payer la tête de cette inconnue à la voix éraillée.
– C’était ironique…
Pas de réponse, sinon mon estomac qui se tord à nouveau. Je grimace en gémissant, les bras serrés autour de mon ventre, et me tourne péniblement sur le flanc pour alléger la douleur. En face, alitée comme moi, il y a une fille bizarre. Je dis fille parce qu’elle en a la voix et les traits. Du reste, rien n’est moins sûr. Elle est emmitouflée dans une couverture et grelotte. Sa peau est rouge, comme brûlée, ses cheveux sont orange aux pointes dorées et ses yeux brillent comme de l’or étincelant. Ils sont si clairs qu’ils paraissent même blancs selon la lumière. Je fronce les sourcils.
– Je suis encore en train de rêver ?
– Rêver ? De quoi ?
Ça ou cauchemarder, la frontière est mince. Lentement, je balaye la pièce du regard. Ici aussi, tout est éblouissant, aseptisé. On se croirait dans une grande chambre d’hôpital, sauf qu’il n’y a pas de fenêtre ni de fleurs sur les meubles. Il n’y a même rien du tout. Tout est vide.
– Ça fait flipper, hein ?
Je me trouve entre deux lits, mais le troisième est inoccupé, les draps au carré, à la militaire. Au bout d’un temps, je reporte mon attention sur la fille. Si ça me fait flipper ? Par où je commence ?
– Où est-ce qu’on est ?
En appui sur un coude, elle avise la pièce à son tour et me répond, évasive :
– J’en sais rien, je me suis réveillée ici, comme toi.
– Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Elle pouffe de rire et me désigne d’un geste du menton.
– La même chose que toi, visiblement.
Je fronce les sourcils. Sur le dos de ma main est enfoncée une courte aiguille, maintenue par un morceau de sparadrap. Son embout est décoré par une petite diode qui clignote. La dernière fois que j’en ai vu une comme ça, c’était sur ma tante malade. Elle transmettait ses signes vitaux et son rythme cardiaque. Cependant, il y avait un moniteur à côté d’elle, ce qui n’est pas mon cas.
Mais ce n’est pas ça qui me laisse interdit.
Sous un pyjama gris sans manche, ma peau est noire. Je suis pris d’un hoquet de surprise. Une vague d’angoisse me submerge, je passe ma main sur mes bras, noirs aussi, mais la texture est étrange. Elle est d’une rare douceur, on dirait de la farine... De la suie. Je gratte, je frotte, rien n’y fait.
Tout est noir. Cette drôle de nécrose me couvre des pieds à la tête. Je tire une de mes boucles de cheveux. Noires de geai. Mes yeux, mes ongles, ma langue. J’ai réinventé la définition du complet noir.
Je suis une ombre, un fantôme.
– Tu te sens bien ?
– Je pète le feu, ouais.
– Non ça, c’est moi, me vole pas mon truc dès le premier jour, Don Juan, compris ?
J’ai l’impression de connaître cette voix, son intonation, cette mélodie sarcastique. Sauf que ce n’est pas possible. Elle est un peu différente, éraillée comme après une soirée de concert à chanter et crier à gorge déployée. Ou bien comme après une vie à fumer comme un pompier. Elle remonte la couverture jusque sous son nez.
– Je suis frigorifiée, pas toi ?
En ce qui me concerne, j’ai chaud. Me levant, je pose un pied après l’autre. Le sol n’est même pas froid. Je ne sais pas ce qui m’arrive, je ne sais pas comment y réagir, alors je trouve de quoi m’occuper. En l’occurrence, la fille. Un peu hésitant, je m’approche d’elle.
– Tiens.
Je m’assieds au bord de son lit en remontant sa couverture sur sa poitrine. Puis, mon regard croise le sien.
D’abord, je suis frappé par la beauté de son étrange apparence. Elle a tout de la flamme douce, rassurante, et à la fois brûlante et passionnée. Et vu la température qui émane d’elle, j’ai du mal à croire qu’elle ait froid. À son tour, elle se redresse, les sourcils froncés.
Elle m’étudie de plus près, emprisonnant mon menton, puis mes joues, entre ses mains. Alors qu’elle ouvre la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, elle parcourt le reste de mon corps du regard. Plus je la dévisage, plus je reconnais ses traits. Soudain, elle se jette à mon cou et me serre contre elle avec une force inouïe.
– Mon Dieu, Bogdan !
Je suis sous le choc. Magda s’accroche à moi et tout à coup, des milliers de barrières s’effondrent en elle et elle éclate en sanglots.
– Je te croyais mort !
Je me suis cru mort aussi pendant un moment.
Sa détresse, mêlée à un soulagement palpable, me fend le cœur. J’enferme son corps brûlant dans mes bras et glisse une main protectrice dans ses cheveux. Comment peut-elle avoir froid ?
– Non, je vais bien.
À nouveau, cette sensation douce dans mon estomac apaise également mes maux de tête.
– Tout va bien.
Rien ne va bien.
Ses larmes redoublent de forces, étouffées contre mon torse. Elle me paraît si minuscule.
– Je suis là, tout va bien, maintenant.
Plus rien n’ira jamais bien.

L'EFFET COMBATTANT (Premiers Chapitres)Where stories live. Discover now