PROLOGUE : Left Behind

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Une tornade de cheveux noirs veinés de rouge traversa la pièce, un rayon de nacre éclairant quelques boucles sur son passage. Un corps svelte, quelques secondes en suspend dans l’air, s’écrasa lourdement sur une table qui s’effondra sous le choc, comme un oiseau touché en plein vol. Un grognement étouffé s’échappa de la gorge de la jeune femme et elle dut lutter contre l’évanouissement.

Division N°18
Saskatchewan
Canada

Dans l’espace sombre, seul le blanc de ses yeux contrastait avec sa peau cuivrée, celle-ci donnant l’impression de se confondre dans les ténèbres. Une bouffée de vapeur se forma devant ses lèvres au contact du froid et son regard se figea sur l’interstice entre deux planches.
C’était une vieille bicoque abandonnée dont les fenêtres et autres trous dans les murs avaient été bouchés par un canapé défraîchi ou des matelas en ruine. De l’extérieur, l’endroit ressemblait plus à une prison où l’on séquestrait des enfants qu’une véritable habitation, jadis occupée par une famille d’honnêtes travailleurs. Mais personne n’y était venu depuis des années.
La terre s’était déjà emmitouflée dans son manteau blanc qui reflétait l’éclat du soleil. Un rayon éclaira le visage de la jeune femme pour la rappeler à la vie. Un filet de sang coulant du coin de ses lèvres, elle sentit le goût métallique se répandre jusqu’au fond de sa gorge. Ses paupières étaient si lourdes, sa fatigue si profonde, que tout ce qu’elle désirait était de sombrer dans un sommeil bienheureux.
Au loin, elle aperçut ce qui ressemblait à un arbre, dont les dernières feuilles tomberaient au prochain souffle de vent. Elle cligna des yeux et une larme glissa, roulant de sa pommette saillante vers son oreille. Plus rien d’autre n’existait. Elle n’entendait pas les cris qui l’entouraient. Elle ne sentait pas non plus la douleur au creux de ses reins, pas plus qu’elle ne remarquait les ombres qui s’agitaient. Elle aurait bien aimé, mais l’espace laissé entre les deux lattes de la cabane était comme un cadeau béni des dieux. Son funeste destin approchant, le bout de son nez était gelé, ses extrémités avaient perdu toute sensibilité et ses dents claquaient.
Ses cheveux étaient parsemés de cristaux de glace, mais la simple sensation des quelques rayons de soleil sur sa peau lui réchauffait le cœur.
De nature optimiste et battante, jamais cette jeune femme animée par la foi en l’avenir n’aurait pu croire qu’un jour, elle demanderait à en finir, là, tout de suite, pour ne plus souffrir. Cela faisait plusieurs jours qu’un mal s’installait dans son corps, s’insinuait dans ses veines. Et cette migraine lancinante qui ne la quittait plus, ces nausées menaçantes, et depuis ce matin-là, l’oxygène qui se raréfiait…
Le voyage en devenait un peu plus rude chaque jour. Ses lèvres murmuraient une prière silencieuse, réclamant la clémence, la liberté. Pour la première fois de sa vie, elle abdiquait.
Une ombre lui bloqua la vue, la rendant à nouveau au froid ténébreux et soudain, elle se mit à tousser, comme si le soleil avait levé sa bénédiction. Après cet éclair de lucidité, elle replongea en enfer. Elle se contorsionna pour tenter d’échapper à ces mains qui l’agrippaient. On lui serra si fort les épaules qu’elle battit des pieds pour s’évader jusqu’à ce qu’elle se sente soulevée des débris de la table rompue.
Sous le filtre lumineux, la poussière resplendit comme mille paillettes dorées.

Novembre 2026

Elle happa l’air comme si elle n’avait plus respiré depuis des heures, enfermée dans une boîte noire.
Un bras sous ses jambes et l’autre dans son dos, elle eut un haut-le-cœur en ressentant le vertige de la hauteur. Ce n’est qu’à son odeur qu’elle le reconnut. Malgré la température, il transpirait à grosses gouttes et fleurait la poudre mêlée à la terre. Son haleine lui parvint, empreinte d’un relent de vin, souvenir chaleureux de la veille quand ils avaient déniché la cave de la cabane. Cependant, leur chasse au trésor s’était arrêtée là.
Elle rouvrit les yeux sur sa barbe rugueuse qui déformait son menton et le vieillissait. Elle était déjà contaminée, mais lui ne présentait aucun symptôme. Ses yeux à lui étaient toujours aussi bleus, contrastant avec la crasse de son visage, et un rictus d’effort étirait ses lèvres pour dévoiler de grandes dents. Ils avaient pensé que le froid éradiquerait ce mauvais virus, mais ça n’avait fait qu’empirer.
Elle se raccrocha à lui d’une main, consolée par sa voix, grave et profonde, qui lui disait de ne pas s’inquiéter, qu’il la tenait. Chaque pas était une secousse, comme on martèle un clou, le choc vibrant dans son dos. Entre deux sanglots douloureux, elle pria.
Après un moment, elle se sentit chavirer et ses pieds touchèrent à nouveau le sol. Il passa alors un bras sous le sien pour l’aider à marcher. Puis, un pas après l’autre, elle se remit à avancer seule, guidée par la voix de l’homme qui lui parvenait plus claire peu à peu.
On leur avait volé leur voiture et ils avaient vendu les chevaux qu’ils avaient trouvés abandonnés dans une ferme, contre de la nourriture et quelques médicaments. Ils n’avaient plus rien.
Cela faisait deux jours qu’ils marchaient et tout ce qu’ils avaient mangé était un lapin malade qu’ils n’avaient eu aucun mal à attraper.
Elle était à présent si faible que chaque respiration était une épreuve, surtout par une telle température. Mais ils luttaient contre la fatigue avec l’espoir de tomber sur un village, un refuge, quelque chose, quelqu’un qui aurait pu les aider, les conduire à un hôpital, même. Les maisons restaient désespérément vides.
Il n’y avait qu’un désert d’un blanc étincelant, et chaque ville leur offrait moins que la précédente. Pour combattre la mélancolie, il disait tout ce qui lui passait par la tête :
– Quand tu iras mieux, s’essouffla-t-il, je te présenterai mon frère, William. Enfin techniquement, c’est mon demi-frère, mais on a grandi ensemble. Il est pasteur à Baltimore. Ce qu’il est rabat-joie !
Silence.
– C’est la seule famille qu’il me reste aujourd’hui. C’est quand même ironique, non ? Un pasteur.
Il eut un rire jaune.
– Je donnerais mon royaume pour une église. Et je nierais avoir un jour dit ça. Bon sang, Baltimore semble être à l’autre bout du monde... Tu as des sœurs, toi ?
Mais il n’entendait plus que ses propres pas.
– Lux ?
À quelques mètres derrière lui, effondrée sur ses genoux et la tête basse, la jeune femme ne répondit pas. Depuis ses lèvres du sang pleurait, goutte après goutte sur ses cuisses. Il hurla à nouveau son nom et, en deux vives enjambées, fut à ses côtés, un bras encerclant ses épaules alors qu’elle basculait en arrière, une main échouée dans la neige.
Sa route s’achevait ici. Elle avait déjà bien vécu pour son âge, elle pouvait s’en aller, en bonne compagnie.
– À quoi bon essayer de sauver la planète… commença-t-elle.
Sa voix était éraillée, rauque, à la fois empreinte de tristesse et de colère.
– Quand on voit ce qu’ils en font.
Il écarta une mèche de cheveux de son visage. Ses yeux vides et ternes se perdirent dans les nuages. Une trace de sang séché coulait de ses narines et sa poitrine se contractait sous le manque d’oxygène. Elle voulut ouvrir la bouche pour continuer, mais aucun son n’en sortit.
Elle leva une main émaciée et torturée, cherchant à le rassurer, à lui dire que tout irait bien. Il était resté avec elle quoiqu’il arrive. Il lui avait raconté des blagues lorsque la mélancolie l’avait gagnée. Il lui avait donné son dernier crouton de pain sec quand la faim avait rongé son estomac. Il aurait préféré qu’elle connaisse une mort rapide. Elle, et toutes les autres victimes de ce virus atrocement ravageur.
Des chanceux n’avaient pas eu le temps de comprendre. La souche avait été si forte et si puissante qu’ils s’étaient tous écroulés en moins de sept heures. Certains aimaient parfois dire que, vu d’en haut, on aurait pu observer le pays sombrer dans un silence macabre et sinistre en l’espace de quelques heures, après une longue agonie de hurlements et de cris désespérés appelant à l’aide. Presque trois semaines après la catastrophe, si les flammes s’étaient éteintes, le mal était fait et il se propageait vers les régions jusque-là épargnées. Air, nourriture, eau, pollen… Ce qui aurait dû se limiter aux frontières nord-américaines se répandrait bientôt à travers la planète.
Des familles entières éradiquées dans les grandes villes. Un génocide propre et sans bavure. Les survivants se demandaient encore… « Pourquoi lui et pas moi ? » Combien ont-ils été à attendre une fin qui ne venait pas ? Combien se sont retrouvés seuls après avoir tout perdu ?
Il avait lui-même espéré que la mort le frapperait rapidement. À la place, elle lui avait confié une mission prophétique : escorter une journaliste correspondante de Jakarta, arrivée quelques jours à peine avant la catastrophe. Une activiste engagée couvrant le réchauffement climatique qui avait provoqué le reculement des neiges de moitié, rien qu’au Canada. Il avait été impressionné par sa force de caractère, avait admiré sa volonté d’agir, sa grande ambition, sa loyauté envers l’humanité et son optimisme à toute épreuve. Mais, elle n’avait plus rien à voir avec la reporter de National Geographic. Son teint cuivré avait pâli, le blanc de ses yeux sombres était parsemé de pétéchies et ses cheveux avaient perdu de leur éclat. Le poison traçait des courbes d’ébène en suivant le chemin de ses veines. Cette maladie encore inconnue déformait chacun de ses traits, autrefois si beaux et si délicats.
Son souvenir de la jeune femme serait à jamais terni par la vision de son corps meurtri. Il la serra si fort contre lui qu’il crut un instant qu’elle avait répondu à son étreinte. Contre sa poitrine, il mêla ses doigts aux siens.
Le crépuscule approchant, les branchages des sapins filtraient la lumière orangée. Elle ne sentait plus le froid. Malgré tout, une douleur lui traversa l’échine, comme de l’électricité, et elle crispa les paupières dans une grimace, gémissant en se tordant. Elle hoqueta entre deux larmes, cherchant son air, et rouvrit les yeux sur les couleurs chaudes et mourantes du soleil contrastant avec la neige.
Un instant, sa voix lui parvint comme un chant sombre au loin, puis ses doigts glissèrent finalement. Il les retint, la suppliant de rester avec lui. Mais son cœur ne battait plus et la vapeur ne s’échappait plus de ses lèvres.
Personne ne lui avait dit pourquoi il avait survécu et pas les autres. C’était quelque chose qu’il apprendrait plus tard. Avec le temps.

L'EFFET COMBATTANT (Premiers Chapitres)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant