Chapitre 10

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Melina

Elle se sentait bien dans les bras de Lisa. Melina savait qu'elle n'avait pas besoin de parler, et le silence, bien que douloureux, la réconfortait. Lisa ne demandait jamais, elle n'avait pas besoin de connaître les faits pour savoir.

En 2041, le pire arrivait tous les jours, jusqu'à ce que le pire soit surpassé par pire encore, et devienne une banalité.

Ce matin-là, Lisa devait partir au travail plus tard que d'habitude. En raison des fortes chaleurs, de nombreux résidents de la maison de retraite avaient péri, réduisant la demande en soins médicaux et ainsi le budget de l'établissement. Alors qu'elles prenaient leur petit déjeuner sur la table de l'unique pièce qui constituait leur appartement, la quinquagénaire râlait, désabusée :

« Ils ont déjà viré deux de mes collègues pour construire des salles « anti-canicule ». En gros ils vont foutre à la cave tous les petits vieux sur le point de clamser pour les faire tenir plus longtemps, incroyable ! Déjà qu'ils les laissent crever de septicémie parce qu'on n'a pas le temps de leur torcher le cul et qu'ils ont « restreint l'utilisation d'antibiotiques au strict minimum » ... Je te dis, qu'ils seraient capables de leur demander de se torcher le cul entre eux. Quelquefois je me demande pourquoi il y a toujours des familles qui payent...

Melina regardait les rides qui creusaient chaque jour un peu plus les fossettes de sa mère. Lisa fatiguait, elle qui lui avait toujours semblé inébranlable, invincible. Aujourd'hui, cela faisait exactement trois ans que David était mort. Mais elles ne parlaient pas de lui, jamais. Lisa l'interdisait, par respect pour le seul homme qu'elle avait réellement aimé. Melina se souvint des mots de sa mère peu après l'enterrement : « Il faut foutre la paix aux morts, ce n'est pas leur faute si notre vie est merdique. Ils ne peuvent plus rien pour nous ni nous pour eux. Alors garde un peu de David dans ton cœur, mais laisse le reste de lui partir. » La jeune femme se surprenait à jalouser cette relation authentique et intense, si douloureuse en soit sa fin. Elle rêvait de trouver un homme aussi incroyable que David, mais en 2041 l'instinct de survie interdisait de tomber amoureuse. En 2041, la famille, le clan, passaient avant tout.

Lorsque sa mère quitta l'appartement, Melina chercha la clé USB qu'elle avait dissimulée dans son miroir de poche. Elle prit une grande inspiration puis chassa l'air qui sortait de sa bouche comme pour chasser le mauvais sort. Elle inséra la clé dans la tour du vieil ordinateur rutilant. Elle ouvrit le dossier qui s'affichait devant elle. L'écran d'accueil lui rappela celui des exercices de langues qu'elle s'était évertuée à terminer pendant toute son adolescence. Elle sourit en se remémorant toutes les fois où elle avait soupiré, protesté que c'était trop nul, mais que Lisa s'était montrée intransigeante, comme toujours. Melina allait alors se plaindre à David, qui lui expliquait avec douceur qu'un jour, lorsqu'elle serait adulte, elle serait fière et reconnaissante d'avoir un si bon niveau en anglais. Il lui manquait. Terriblement. Mais ce qui importait maintenant, c'était les vivants.

Elle n'avait pas eu besoin de se connecter, son identifiant avait déjà été pré-enregistré. Une interface se présenta avec une petite vidéo explicative animée.

« Bonjour, et bien venu dans la version test de HPNRI ou High Personalised Network Research Instinct. Notre but est l'optimisation recherches Internet afin de pouvoir permettre à chacun de se réaliser. Je suis votre assistant. Dans un premier temps, je vous demanderai de compléter les tâches qui s'afficheront à la fin de cette vidéo. N'hésitez pas à me poser vos questions dans l'onglet aide. Je suis à votre entière disposition. Merci de votre confiance et à bientôt. »

Un jingle désuet s'en suivi. Et bien, pour un logiciel à la pointe de la technologie cela ne faisait pas très sérieux ! Melina commença une tache. Il s'agissait de taper tout un texte, plus précisément un extrait de la Cantatrice Chauve, en un temps imparti. Chaque faute de frappe impliquait une pénalité de 2 secondes. « Stupide ! » pensa directement la jeune femme. Après plusieurs tentatives, elle chercha à passer à l'étape suivante mais cela était impossible.

Une barre de progression lui indiqua qu'à l'achèvement de cette étape ainsi que de six autres elle serait rémunérée. Après avoir poussé un soupir bien plus fort qu'elle ne le voulait, elle se remit au travail en espérant que toutes les épreuves ne seraient pas du même acabit. Il faisait presque nuit lorsque la jeune femme parvint enfin au bout du texte. Ces mains encore tremblantes de colère d'avoir perdu toute une journée, elle éteint l'ordinateur, puis elle monta sur le toit, traversa le rideau de pluie qui s'opposa à elle, on distinguait à travers les nuages quelques tâches de soleil qui fondaient derrière la mer de petits immeubles en béton et de cabanes de tôles.

Ses larmes se mélangeaient au chagrin corrosif qui tombait du ciel. Le goût citronné et déplaisant de la pluie se posant ses lèvres, elle réalisa soudain qu'il fallait qu'elle protège leur petit potager. Alors, elle couru chercher la bâche pour couvrir les plantes. Sa peau la grattait et de petites plaques rouges apparaissaient sur sa peau. Au lieu de chasser le liquide qui la rongeait elle l'accueillit comme un défi.

Sous les nuages acides, les bras écartés, ses paumes détenant l'orage, Melina était une sirène, dont les cris semblaient dompter la tempête.

HenryWhere stories live. Discover now