Dans mes souvenirs, la gare de ma petite bourgade natale était bien plus accueillante : la dernière fois que j'étais passée par ici, de la musique raisonnait dans les hauts parleurs, les bourgeoises portaient de belles robes colorées pour venir saluer leurs maris partant je ne sais où pour le travail, les enfants couraient dans tous les sens et cette joyeuse scène était éclairée d'une belle lueur colorée apportée par le toit fait de vitraux. Mais aujourd'hui, tout avait changé. Les beaux murs de pierres blanches ornés de grands tableaux étalant la richesse de la ville avaient fait place à de simples affiches publicitaires décrépites. Les gens se trainaient sur les quais, déambulaient entre les petites boutiques du grand hall, sans but, car il n'y avait rien à acheter et plus d'argent pour l'acheter. À la vue des vêtements grisâtres des habitants de la ville, mon cœur se serra : la gare n'avait plus rien à voir avec ce que j'avais connu quelques années auparavant.


- Je ne suis pas venue depuis neuf ans, avouais-je. Les choses ont bien changées.

- J'ai lu quelque part que quand ton père a perdu sa fortune, la ville en a pâti, déclara Reby.

- Rien d'étonnant à cela. Il employait beaucoup de gens, des cuisiniers, des femmes de ménage, des gardes, des jardiniers : il ré-injectait une grande partie de ses profits dans cette petite économie qu'il avait lui-même créée. 


     Un jour, alors que je n'étais encore qu'une enfant, j'étais tombée par hasard sur les fiches de paie de tout le petit monde employé par ma famille. Alors qu'il aurait pu leur donner beaucoup moins, mon père accordait des salaires mirobolants à nos domestiques. À l'époque, je me souviens avoir pensé que, peut-être, il faisait ça pour que leur travail soit irréprochable : s'ils gagnaient assez d'argent pour bien faire vivre leurs familles respectives, peut-être qu'ils remercieraient mon père en travaillant d'arrache-pied pour lui. Mais avec le temps, j'avais compris ce qui en retournait réellement : mon père avait fait ça pour permettre à la ville de vivre convenablement. Après tout, s'il était le seul à avoir de l'argent dans la cité, les gens ne resteraient pas pour admirer, de loin, quelqu'un qui possédait tout ce qu'ils n'auraient jamais.


- Qu'en est-il aujourd'hui? S'enquit Luxus. Quelqu'un de fortuné a pourtant racheté le manoir.

- Certes, lui accorda la mage des mots. Mais le père de Lucy n'a pas vendu son domaine à prix d'or. Le propriétaire actuel est nettement moins riche.

- Tu as lu tout ça dans les journaux? Demanda Gajil. 


     La jeune femme hocha la tête en se tournant vers son futur petit ami.


- Quand nous sommes rentrés de l'île Tenrô, j'ai emprunté, à la bibliothèque municipale, tous les journaux que j'avais raté, et je les aient lus. 


     À ma gauche, Luxus éclata d'un rire franc, nous faisant tous sursauter - y compris Gajil.


- En dix-huit ans, tu n'as pas changée d'un iota! Toujours le même rat de bibliothèque.

- Hé! S'indigna la concernée. Moi au moins, j'ai pas passé mon enfance à bouder dans un coin.

- Je ne boudais pas.

- Ah, alors éclaire ma lanterne, je t'en prie. 


     Luxus, souriant, ouvrit la bouche avec l'intention de clouer définitivement le bec de mon amie aux cheveux bleus, mais il fut interrompu dans sa lancée par quelqu'un qui vint donner une claque magistrale dans le dos d'un Gajil ébaubi. 

Pour mon pèreWhere stories live. Discover now