1.effroyables chimères

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Quelque chose d'effrayant est passé dans les yeux d'Olivier et ce que j'ai vu dans son regard hanté m'a fait comprendre que nous n'en avions pas fini avec les terribles événements qui se sont produits. Des agents du gouvernement nous interrogent sans relâche depuis plus de deux jours mais ce que nous relatons des faits est si impossible à croire qu'ils nous pensent fous, ou pire, ils nous croient complices d'un massacre. Nous sommes retenus au secret, dans une immense bâtisse ultra sécurisée. Nos cellules sont dépourvues de fenêtre. Je regarde terrifiée la bouche d'aération, au-dessus de mon lit. Je sais que ce cauchemar va recommencer.
Ils nous ont demandé d'écrire nos témoignages. Ils veulent confronter nos versions, chercher les failles, les incohérences et tenter de donner un sens à tout ça. Quand ce sera terminé, ils nous enfermeront pour toujours mais je doute fort que ça les sauve.

Je m'appelle Cécile et je travaille comme analyste pour le gouvernement. Sous l'autorité de notre chef Olivier, avec six autres collègues nous traitons des données sur de puissants ordinateurs, codant ou décodant des informations sensibles pour la sécurité du pays. Notre quotidien est bercé par le ronronnement des climatiseurs dans nos bureaux sans fenêtres, sous un perpétuel soleil de néons criards censés reproduire la lumière du jour.

Notre immeuble fraîchement rénové a été adapté à la sécurité bâtimentaire mais ses fondations datent de la fin du XVIIIe siècle. Les collègues racontent que plusieurs passages permettent de se déplacer par les caves d'un édifice à l'autre. Des histoires courent sur des personnes qui auraient disparu dans les entrailles de l'immeuble à plusieurs périodes de ce siècle et du précédent.

Tout a commencé avec une apparition sur le mur de mon bureau et c'est notre chef Olivier qui l'a vu en premier. Posé tout en haut du mur, juste un peu en dessous de la grille d'aération, se tenait un étrange insecte, immobile, presque invisible, comme en transparence sur le blanc éclatant du papier peint. Grimpant sur une chaise pour parfaire son observation, Olivier a décroché du mur l'insecte manifestement momifié.

D'environ quatre centimètres, la bête disposait de quatre ailes, d'un corps étroit et noir encadré de huit pattes fines. Sa tête était pourvue de deux yeux globuleux surmontés de deux longues antennes recourbées vers l'arrière. Deux épais crochets étaient repliés sous son corps fuselé. Cette chimère semblait être le résultat d'un improbable croisement entre une libellule, une araignée et une mouche. Chacun de nous a formulé son hypothèse puis la bête passant de main en main a terminé dans la poubelle.

À aucun moment nous n'avons pensé qu'il pouvait s'agir d'une mue de laquelle s'était échappée cette étrange chimère. Le lendemain, c'est Olivier qui trouva l'insecte bien vivant posé sur l'écran de son ordinateur. Il était bien plus gros que sa mue observée la veille. Olivier le chassa d'un revers de main. La bête s'envola jusqu'à la grille d'aération où elle disparut. Plus tard dans la journée, plusieurs de ces bestioles se sont posées sur nos ordinateurs, comme attirées par la chaleur ou la lumière qu'ils dégageaient. Le lendemain, les chimères étaient plus nombreuses à chaque heure qui passait, se regroupant autour des bouches d'aération.

L'attaque s'est produite au troisième jour. Si on ne voyait plus aucun insecte, on les entendait. Ils produisaient un son étrange, comme un bruissement accentué par les vibrations de leurs ailes. Et d'un seul coup, les insectes ont surgi des grilles d'aération, toujours plus nombreux piquant droit sur nous. Surpris par cette attaque nous nous sommes débattus, agitant nos bras en mouvements grotesques et saccadés pour chasser ces escadrilles volantes.

Leurs piqûres nous causaient des douleurs fulgurantes et nous avons du battre en retraite dans le couloir heureusement dépourvu de grille d'aération. L'attaque avait été foudroyante et manifestement synchronisée. Le temps de retrouver nos esprits et de constater nos blessures, une lancinante stridulation a résonné, émanant de tout le bâtiment. Les cris d'effroi des autres occupants de l'immeuble ont retenti. Puis la sonnerie d'évacuation d'urgence a signé le début du chaos. Rien n'était prévu pour combattre des nuées d'insectes qui fondaient sur leurs proies en bataillons ailés, rapides et voraces.

Mais il y avait pire encore. À travers les murs et les plafonds, des choses se déplaçaient. Au son qu'elles produisaient on comprit que ces bêtes étaient nombreuses et effroyablement plus grosses que les insectes ailés, ces derniers avaient d'ailleurs déserté les bureaux aussi vite qu'ils étaient apparus. Et le plus monstrueux, c'est qu'on entendait nos collègues à travers les murs, comme s'ils s'y déplaçaient, traînés dans les gaines techniques. Olivier a déverrouillé le coffre qui contenait nos armes. Nous devions porter secours et évacuer ceux qui pouvaient l'être.

Nous progressions lentement, inspectant chaque bureau, chaque recoin de couloir en progressant vers la sortie. S'il y avait bien des traces de lutte nous ne trouvions aucun de nos collègues que nous entendions pourtant hurler dans l'immeuble. Toutes les grilles d'aération étaient tombées et de grosses trainées de sang qui partaient du sol remontaient sur les murs jusqu'au bouches béantes.

Les stridulations semblaient provenir de partout à la fois. Nous nous sommes séparés pour continuer à chercher des survivants dans les étages. Des coups de feu ont retenti stoppant un court instant les stridulations des insectes. Puis, le chant a repris en modulations étranges comme si les bêtes se parlaient. J'ai sondé les cloisons, soulevé les plaques des faux plafonds, faisant dégringoler sur moi des myriades de mues d'insectes.

Je m'orientais en suivant les cris de mes camarades. Les bruits dans les murs, les cris d'effroi et les taches de sang qui suintaient des faux plafonds convergeaient au pied de la porte qui conduisait au sous-sol. Je ne me souviens pas avoir ouvert cette porte, pourtant, je me suis retrouvée au-delà, dans un long couloir sombre.

Le corridor débouchait sur une pièce sans issue, terminus des gaines techniques qui relient entre elles tous les bureaux du bâtiment. Déboulant des conduits d'aération, une hideuse version des insectes ailés, gros comme des chiens, tiraient derrière eux les corps encore hurlants et mutilés de mes camarades qu'ils servaient en offrande à leur reine recluse tout au fond du local. J'avais devant moi la version gigantesque d'une effroyable chimère et sa monstrueuse colonie.

Devant cette vision d'horreur, je me suis évanouie et c'est Olivier qui m'a trouvée, délirante, errant dans les couloirs des caves de notre bâtiment. Je sais qu'il a vu ce que j'ai vu, je sais que comme moi, il n'a pas pu tirer sur la reine et je sais aussi pourquoi.

Nous sommes les seuls survivants, aucun corps n'a été retrouvé, aucune trace de bête ailée ou rampante, pas plus que de reine monstrueuse. Seules les traînées de sang témoignent de l'horreur du massacre. Nous sommes suspects pour les autorités. Mais il y a pire, bien pire. Ce matin, je me suis regardée dans le miroir fixé au-dessus du lavabo de ma cellule. Un bref instant, quelque chose est passé dans mes yeux, la même chose que j'ai vue dans ceux d'Olivier. Ma peau s'anime d'étranges mouvements, quelque chose rampe en-dessous. Voilà pourquoi nous ne sommes pas encore morts. Nous portons la prochaine génération. Dès qu'elle sera prête, repue de notre chair, ivre de notre sang, elle s'envolera vers la grille d'aération pour fonder de nouvelles colonies bien à l'abri dans les entrailles de nos immeubles. Un jour, la reine se réveillera et croyez-moi ou pas, elle aura faim, très faim.

Doria Lescure

Scary StoriesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant