Acte III Le manque et l'oubli

36 5 0
                                    

Je demeurai longtemps dans cette allégresse infinie, mais l'heure vint où j'en sortis. Nous étions alors de retour là où tout avait commencé ; nous logions à proximité de l'embranchement qui noua nos destinées. Une douleur naquit, telle une élongation, une grimace. J'en connaissais la raison. Ce n'était pas de sa faute, elle n'y pouvait absolument rien. Je l'aimais toujours, comme au premier jour. Seulement, l'éternité se faisait longue et le temps me manquait. Je voulais avoir du temps. Je voulais voir ce crépuscule passer et l'aube poindre. Je voulais voir la suite des événements. Et avant tout, je voulais parler à ma famille, je voulais les revoir en mouvement. Ces sons continus dans le lointain, imperceptibles, ces statues, leurs voix figées sur une note, tout cela m'avait enthousiasmé ; à présent le silence de la rue m'était devenue insoutenable, il m'agaçait. J'avais la sensation qu'une immensité terrible s'était formée, un fossé entre nous et le reste de l'humanité... Et était-ce vrai ?


Je ne parvins pas à lui cacher mon trouble. Peut-être mes bras ont tremblé, peut-être mon visage me trahissait. Elle me questionna et je ne pus lui dissimuler quoi que ce soit. Sa réaction, je ne la reconnus pas ; je la vis se faner, se perdre dans le bas-côté. Je me précipitai aussitôt sur elle, l'étreignis, lui implorai en sanglots de me pardonner. Elle se ressaisit et me dit enjouée :

- « Allons-nous amuser un peu, allons tout renverser ! Ce sera notre grande lune de miel, un moment qu'on ne pourra pas répéter. »

Elle m'entraîna alors dans une course folle, effrénée, comme si les heures étaient comptées. Oh ! nous en avons fait des choses bizarres ! Nous en avons déculotté des têtes couronnées, nous en avons brisé des trônes sacrés, nous en avons souillé des temples de haine. Il y avait dans ces mises en scène ridicules, dans ces profanations égayées une volonté révolutionnaire désespérée. Nous marquions la Terre de l'empreinte inaltérable de notre amour, nous nous moquions des conséquences qui jamais ne viendraient ; nous dévorions l'univers et la vie, nous vivions notre égoïsme entrelacé. S'il avait fallu détruire le monde pour notre bon plaisir, nous n'aurions pas hésité.

Les souvenirs étaient nos constellations. Devant le crépuscule de paysages sans cesse renouvelés et réinventés, nous brûlions d'une passion emportée, plus ardente encore qu'auparavant. L'ère de diamant après l'âge d'or. J'oubliais le tourment, j'oubliais les doutes, j'oubliais également qu'elle n'arrivait pas à se duper. Sous le bouquet d'un feu d'artifice suspendu, j'oubliais son chant du cygne.

L'Instant voléWhere stories live. Discover now