À mon tour, alors.

— Salut, dis-je, incertaine.

Difficile de savoir sur quel pied danser avec lui. Jeudi dernier, il m'a humiliée en plein milieu du bar et, le samedi suivant, m'a suppliée de rester. Je me pose tout un tas de questions, du genre : ai-je le droit de le toucher, dois-je lui parler comme je parlerais à un ami, lui sourire lorsqu'il me dévisage...

Je me trouve dans le néant.

— Salut, répond-il simplement.

Nous nous observons quelques secondes dans un silence étouffant. Dois-je prendre la parole la première ? Est-ce à lui de le faire ? Plus j'attends qu'il ouvre la bouche, plus le malaise entre nous augmente.

Je me racle la gorge.

— Tu veux procéder comment ?

— Je t'ai envoyé le manuscrit. Tu l'as lu ?

— Si, j'ai commencé. J'en suis au chapitre douze.

Ce qui me rend plutôt fière, compte tenu du fait que j'ai seulement pu avancer dimanche soir, après avoir filé un coup de main à mon parrain – des idiots ont vomi partout dans les toilettes et ni Hannes ni lui ne supporte l'odeur. En règle générale, je lis aussi vite qu'une fusée, mais comme mon avenir dépend de ce bouquin, je préfère prendre mon temps pour ne rater aucun détail.

— T'es pas pressée.

Sa remarque cingle comme un fouet. J'arque un sourcil, indignée.

Il souhaite la jouer comme ça, hein ?

— Toi non plus. Si je ne t'avais pas harcelé pour avoir ton manuscrit, jamais tu ne me l'aurais envoyé.

Ses traits durcissent.

Vlan, dans ta belle gueule d'ange !

— Parfait. Si c'est ce que tu veux, dès que j'aurai besoin d'aide, je vais t'écrire. Chaque fois.

— Parfait.

— Parfait, répète-t-il, ses yeux dorés réduits à deux fentes.

J'en ai déjà marre et cela fait à peine cinq minutes qu'il est arrivé.

Respire, Ella.

— Je vais me chercher un truc à boire.

Sur ce, je lui lance un dernier coup d'œil mauvais avant de me lever et de me diriger vers le comptoir. La file d'attente est impressionnante, j'en profite pour me calmer un peu les nerfs. Il a le don de déblatérer exactement la bonne chose pour titiller ma patience. Je me demande si nous réussirons réellement à trouver un terrain d'entente. Dire que dès le premier regard, ce garçon m'avait charmé...

Ne jamais se fier aux apparences.

Je l'observe par-dessus mon épaule. Avec ses longs cheveux lui tombant sur le front, ses prunelles de braise, ses pommettes saillantes et sa mâchoire puissante, il est doté d'une beauté sauvage comme celle des mannequins dans les magazines. Son allure féline s'accorde parfaitement à sa personnalité brutale. Il me rappelle un animal en cage, pris au piège derrière sa phobie. Un fauve acculé dans un coin, menaçant, prêt à bondir au moindre mouvement brusque. Le pauvre, son physique avantageux ne doit pas lui rendre service. Je ne suis certainement pas la première fille – ni la dernière, d'ailleurs – à l'aborder dans un lieu public.

Après une attente interminable, je reviens à la table, un latté entre les mains. J'ajoute un double édulcorant et me tourne vers lui. Peu importe les raisons de son hostilité ; s'il est déterminé à atteindre son rêve, je le suis tout autant d'obtenir un poste au sein de ma maison d'édition favorite. Nous trouverons une solution.

Le Succès du Malheur - PUBLIÉ LE 6 MAI 2021 AUX ÉDITIONS NISHAWhere stories live. Discover now